Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LA CONDUITE SOUS IMPRÉGNATION ALCOOLIQUE, FAIT PERSONNEL DE NATURE À DÉTACHER L’ACCIDENT DU SERVICE, E. Desfougères

 Eric DESFOUGERES

Maître de conférences (H.D.R.) à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de CE 3 novembre 2023, n° 459023

On avait déjà pu identifier, au fil des réglementations et jurisprudences, nombre de conséquences juridiques pour avoir causé des dommages, après avoir circulé sous l’influence de produits, en particulier d’alcool (depuis la limitation ou l’exclusion du droit à indemnisation (Cf. Cass. Ass. plén. 6 avril 2007, n° 05-81.350 et 05-15.950), jusqu’au refus de nomination d’un magistrat au Conseil supérieur de la magistrature (CE 3 août 2021, n° 429389, « Boire ou juger, il faut choisir » : AJDA 2022 p. 146). Si on s’en se place uniquement du point de vue de l’Administration, le Conseil d’État vient, semble-t-il, d’en rajouter une nouvelle à travers une décision rendue le 3 novembre 2023 (Carine BIGET « L’état d’ivresse détache l’accident de trajet du service » : AJDA 13 nov. 2023 p. 2022, « L’accident mortel dont est victime un agent en état d’ébriété au retour d’un repas sur le temps de travail où l’alcool a été servi est-il imputable au service ? » : Observation Smacl des risques de la vie territoriales).

Un agent supérieur d’exploitation de la ville de Paris, affecté au service technique de l’énergie et du génie climatique de la direction du patrimoine et de l’architecture, avait trouvé la mort, le 23 juin 2015, après avoir percuté un camion, avec son scooter de service, en regagnant son domicile après un repas de service, organisé pour la période dite de fin de chauffe. Sa veuve réclamait, en conséquence, à la ville de Paris, de pouvoir percevoir la pension d’invalidité due aux ayants droit.  Toutefois, la maire de Paris, par décision du 29 mars 2018, avait refusé de reconnaître l’imputabilité de l’accident au service, ce que confirme le tribunal administratif de Paris par jugement du 9 janvier 2020 (n° 1808117) et la cour administrative d’appel de Paris par arrêt du 5 octobre 2021 (n° 20PA00835). L’affaire se retrouve donc devant la plus haute juridiction administrative. Si le rejet du pourvoi n’est guère surprenant du point de vue du juge administratif (I), cette position contraste davantage avec la jurisprudence établie du juge judiciaire (II).

I – Une appréciation assez prévisible au regard de la jurisprudence administrative

Si on est à l’évidence en présence d’un événement survenu sur le parcours habituel et pendant la durée entre le lieu d’exercice et la résidence (A), le comportement délibéré de l’agent peut être de nature à écarter le régime d’indemnisation protecteur qui aurait alors dû jouer (B).

A –Par rapport à l’assimilation des accidents de trajets aux accidents de service 

Depuis l’article L. 822-19 du Code général de la Fonction publique, entré en vigueur le 1er mars 2022, donc très longtemps après les faits, mais reprenant, en réalité, certaines évolutions jurisprudentielles et réglementaires antérieures (Cf. (Didier JEAN-PIERRE « La qualification d’accident de service dans le droit de la fonction publique » : JCP A 2007 comm. 2013), Éric DESFOUGERES « Accident de trajet : quand les limites sont repoussées, il n’y a plus de bornes ! » note sous CAA Marseille 4 juil. 2022 : JAC n° 222 – déc. 2022), l’accident de trajet est clairement imputable au  service. Ce qui correspondait bien aux circonstances qui nous intéressent ici puisqu’il s’agissait du parcours habituel pendant la durée normale. Le Conseil d’État pouvait dès lors se fonder expressément sur les articles 36, 37 et 40 du décret n° 2023-1306 du 26 décembre 2003 relatif au régime de retraite des fonctionnaires affiliés à la Caisse nationale de retraite et des agents des collectivités locales (JORF 30 déc. 2003 texte n° 80).

Cette présomption cède toutefois toujours selon l’article L. 822-9 aux termes duquel : « [ …] si un fait personnel du fonctionnaire ou toute autre circonstance particulière étrangère notamment aux nécessités de la vie courante est de nature à détacher l’accident du service ». Cette disposition figurait alors, avant la codification, à l’article 10 de l’ordonnance n° 2017-53 du 19 janvier 2017 ayant rajouté un l’article 21 bis dans la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 constituant le Titre I du statut général de la Fonction publique.

On savait ainsi déjà que la qualification d’accident de trajet disparaissait en cas de détour volontaire ou involontaire, d’une durée anormale, autrement dit d’un écart entre la fin de l’horaire normal du travail et le début du trajet. La cour administrative d’appel de Toulouse (CAA Toulouse 28 mars 2023, n° 21TL03028, Jérémy BOUSQUET « Un retard excessif dans le trajet constitue un fait personnel de nature à détacher l’accident du service » : AJFP sept. 2023 p. 457) l’a encore dernièrement rappelé au sujet d’un capitaine-stagiaire des pompiers de Nîmes, comme l’avait fait auparavant le Conseil d’État pour un brigadier-chef de la police nationale ayant quitté son poste avec 45 minutes d’avance (Cf. notamment CE 17 janvier 2014 Ministre du Budget contre A. n° 352710, Jean-Marc PASTOR « Le Conseil d’État précise la notion d’accident de trajet » AJDA 2014 p. 135 et 445 chron. Aurélie BRETONNEAU et Jean LESSI « L’accident de trajet n’est pas exclu en cas de départ anticipé du service, même non autorisé » : AJFP 2014 p. 157, Éric DESFOUGERES « Accident de trajet d’un fonctionnaire en dépit d’un départ anticipé » : JAC n° 141 – fév. 2014). On découvre, apparemment, avec la présente espèce, une nouvelle hypothèse permettant d’évincer le rattachement.                   

B – Par rapport à l’exclusion pour faute personnelle en cas de conduite en état d’ivresse

Si on cherche à établir des parallèles avec d’autres fautes de conduite, on peut noter que la qualification d’accident de service a bien été maintenue dans l’hypothèse d’une personne blessée par sa faute en se rendant avec son véhicule personnel et sans ordre de mission à Nantes pour se présenter à ses supérieurs avant d’y prendre ses fonctions de magistrat au TGI (CE 19 octobre 1973 Giacomino, n° 85173).  Plus récemment, a été censuré le jugement d’un tribunal administratif qui avait refusé de rattacher au service la blessure par la barrière d’accès d’un infirmier de l’Hôpital psychiatrique du Havre, en retard, qui n’avait pas respecté la procédure (CAA Douai 20 juillet 2021, n° 20DA00922, « L’imprudence manifeste de l’agent ne se détache pas nécessairement de son service » : AJFP nov. 2021 p. 364).  Il s’avère dès lors que la faute personnelle pour être détachable doit présenter une certaine gravité comme celle où un postier avait, après une altercation, placé sa voiture en travers du chemin du véhicule qui l’avait accroché (CE 6 février 2013 Peyrache, n° 355325). Le Conseil d’État relevait alors que le comportement délibéré de l’intéressé interdisait de retenir l’imputabilité de l’accident qui semble bien préfigurer l’arrêt commenté.

Une telle constatation apparaît, en revanche, moins évidente si on tente d’établir des similitudes avec les règles applicables aux salariés de droit privé.

II – Une appréciation plus imprévisible comparée à la jurisprudence judiciaire En se positionnant cette fois à la place des entreprises,la question du maintien du caractère professionnel au déplacement entre le lieu de travail et le domicile en cas d’accident sous conduite en état d’ébriété a également pu se poser (A), ainsi que d’autres mises en cause de la structure d’accueil, sans toutefois que le juge judiciaire aboutisse à la même conclusion que le juge administratif (B).

A – Par rapport à l’exécution du contrat de travail

Si on retrouve à l’article L. 411.2 du Code de la sécurité sociale l’incorporation des accidents de trajet dans les accidents du travail, la possibilité de les en dissocier, en cas de faute personnelle, n’y est en revanche, pas mentionnée explicitement.

Dans une affaire où l’un de ses chauffeur-routier s’était tué après avoir quitté la chaussée et terminé sa course dans le fossé gauche avec un taux 1,54 gr d’alcool par litre dans le sang, la société Danzas n’avait pu convaincre la chambre sociale de la Cour de cassation de retenir l’acte volontaire, incompatible avec l’exécution de son contrat de travail, qui aurait fait perdre aux faits leur caractère professionnel (Cass. soc. 23 mars 1995, Patricia LABEAUME « Alcool et accident du travail » : LPA 1er mars 1996 p. 19). Ce qui semblait bien conforme avec la décision rendue dans le cas d’un ouvrier métallurgiste décédé dans l’escalier menant aux vestiaires après que son chef de service l’ait renvoyé chez lui pour état d’ivresse. La Cour de cassation (Cass. soc. 28 avril 1980, n° 79-11.063) avait alors reproché à la cour d’appel d’avoir retenu la cause totalement étrangère à l’exécution du travail, faisant disparaître le caractère professionnel de l’accident qui s’était pourtant produit dans les temps et lieux de travail.  Dans une affaire beaucoup plus atypique ou un électricien français, sur un chantier en Russie, avait succombé à l’ingestion de vodka frelatée, c’est la permanence de l’autorité de l’employeur pendant toute la durée de la mission qui avait empêché une cour d’appel d’écarter le caractère professionnel (CA Nancy 13 fév. 2001, Harold Kobina GABA « L’ingestion mortelle d’alcool pendant une mission professionnelle à l’étranger peut être reconnue comme un accident professionnel » : D. 2002 p. 1515). 

Ce qui montre, qu’en réalité, la question a longtemps surtout porté sur le seul maintien dans l’entreprise d’un salarié ivre, comme pour le chauffeur-livreur ayant causé un grave accident (Cass. soc. 15 nov. 1994, n° 93-41.897). Par la suite, la chambre sociale avait souligné au sujet d’un autre chauffeur-livreur, que pour un salarié affecté à la conduite de véhicules automobiles, le fait de se voir retirer son permis pour conduite sous l’emprise alcoolique, même en dehors des heures de travail, se rattachait à la vie professionnelle (Cass. soc. 2 décembre 2003, n° 01-43.227, Danielle CORRIGNAN-CARSIN « Un chauffeur poids lourd peut faire l’objet d’un licenciement disciplinaire fondé sur le retrait de son permis de conduire en état alcoolique en dehors des heures de travail » : JCP G 12 fév. 2003 p. 296 encore confirmé par Cass. soc. 19 mars 2008, n° 06-45212, Droit Social 2008 p. 818 au sujet d’un voyageur-représentant-placier). Quelques années plus tard, la chambre sociale de la Cour de Cassation (Cass. soc. 29 avril 2009, n° 07-42.294) avait reproché à une cour d’appel d’avoir admis, la faute lourde privative de l’indemnité compensatrice de congés payés, au sujet d’un plombier qui, après avoir agressé celui qui devait le reconduire après le traditionnel repas de fin d’année avait, en état d’ébriété, provoqué un accident causant la mort d’une mère de famille. Dans des jurisprudences plus récentes, la chambre sociale (Cass. soc. 20 décembre 2017, n° 16-14.179) a considéré que les circonstances d’un accident, sans établir, que le chauffeur routier conduisait sous l’effet de produits stupéfiants ou d’un état alcoolique ne permettaient pas aux juges du fonds, de prouver un manquement du salarié à une obligation découlant de son contrat de travail.  Ce que vient d’ailleurs de confirmer un récent arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation concernant de légers dépassements de vitesse commis par un mécanicien se déplaçant sur des chantiers (Cass. soc. 4 octobre 2023, n° 21-25.421, Oriane GUILLEMOT « Trajet-domicile travail effectué avec un véhicule de service et infractions routières : l’extension du pouvoir disciplinaire cantonné » : Revue de Droit du travail nov. 2023 p. 634). De même, le 19 janvier 2022 (Cass. soc. 19 janvier 2022, n° 20-19.742, « L’accident en état d’ébriété au volant d’un véhicule de fonction, une faute grave ? » : Bulletin social Francis Lefebvre avril 2022 p. 2, RJS avril 2022 p. 305), lorsque la chambre sociale fut amenée à se prononcer sur le cas d’un chef d’équipe d’une entreprise de réhabilitation de réseaux, auteur d’un accident, en se rendant, avec un véhicule de fonction, à un salon professionnel en état alcoolique. La juridiction supérieure énonce le principe qu’une infraction entraînant la suspension ou le retrait du permis de conduire ne saurait être regardée comme une méconnaissance des obligations résultant de son travail et qu’un motif tiré de la vie personnelle ne peut en principe justifier un licenciement sauf si précisément il constitue un manquement à l’obligation d’exécution consciencieuse de son contrat de travail.

B – Par rapport aux mises en cause dans le cadre professionnel en cas d’accident en état d’ivresse

Un des rares rapprochements qui semble pouvoir être établi, au niveau des faits, serait avec une vieille instance ayant donné lieu à un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation le 15 avril 1972 (n° 70-92.698). Le lieutenant commandant les sapeurs-pompiers de Lusignan (Vienne) avait causé un accident, en étant dans un état alcoolique, après avoir pris le volant de la voiture laissée par le blessé, transporté en ambulance après une intervention. Les hauts magistrats avaient alors considéré que l’accident, manifestement en rapport direct avec le sauvetage, n’était pas dépourvu de tout lien avec le service ce qui ne faisait aucunement obstacle à ce que la responsabilité de la collectivité publique soit engagée. 

Depuis, dans les seules rares autres hypothèses recensées d’un conducteur ayant trouvé la mort lors d’un trajet avec des taux d’alcool de 2.57 gr ou 2.24 gr d’alcool par litre de sang, en l’occurrence un vigile de supermarché, ses parents avaient invoqué, sans succès, la faute constitutive de l’homicide involontaire et de défaut d’assistance à personne en péril à l’encontre de ses collègues l’ayant laissé partir, mais sans chercher à mettre en cause l’entreprise (Cass. crim. 29 nov. 1995, n° 95-80.803). On peut retrouver un autre exemple dans lequel ces mêmes incriminations ont été écartées concernant un salarié VRP vendeur de tracteur qui avait laissé son collègue repartir, fortement alcoolisé, et sans permis, avec le tracteur d’occasion repris du client (CA Riom 29 janvier 2013, 11/01258 Frédéric GREGOIRE « Boire un petit coup chez un client, c’est agréable mais… dangereux » : JCP G 2013 comm. 358).

 Dans une affaire où le chauffeur d’une entreprise de travaux d’espaces verts s’était tué après la célébration d’une fête de fin d’année, la chambre criminelle (Cass. crim. 5 juin 2007, n° 06-86228, « Soirée arrosée : le repas de service finit mal » : Observation Smacl des risques de la vie territoriales) a confirmé la relaxe de l’entreprise, mais retenu la condamnation du cadre et du gardien qui sans employer la force aurait pu empêcher la victime de reprendre le volant en maintenant la barrière forcée. Cela aboutit donc, en définitive, dans les espèces les plus récentes, à écarter, mais sur des fondements différents dans tous ces cas, toute responsabilité de l’employeur.