Philippe SCHULTZ
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace – HDR
Membre du CERDACC
Observations sur Cass. 3e civ., 12 mai 2021(n° 19-13.942)
Mots clés : société civile – gérant – responsabilité – action de l’associé – redressement fiscal – pénalités – majorations – faute délibérée du gérant – préjudice personnel – préjudice financier – préjudice moral – préjudice direct.
Pour se repérer
La société civile de construction-vente Les Terrasses de Marie est constituée par deux associés pour une durée de 5 ans du 18 juillet 2002 au 17 juillet 2007. L’associé-gérant détient 60 % des parts et l’associé non-gérant 40 %.
Le 2 avril 2007 les associés sont réunis pour décider s’il convient de proroger la société ou de la liquider à l’arrivée du terme. Ils décident la liquidation amiable de la société et nomment le gérant liquidateur pour une durée indéterminée. Ce dernier se voit confier la mission de réunir les associés en assemblée générale ordinaire dans les six mois de sa nomination à l’effet de leur faire un rapport sur la situation comptable de la société, sur la poursuite des opérations de liquidation et sur le délai nécessaire pour les terminer. Il devait aussi procéder aux formalités de publicité liées à la dissolution de la société. Au lieu de mener à bien cette mission, il poursuit l’activité de la société en maintenant ainsi l’apparence d’une existence de société.
C’est en se fondant sur cette situation juridique apparente que l’administration fiscale va établir les impositions et procéder à un redressement pour les exercices 2007 et 2008. Le 2 avril 2010, elle notifie à la société une proposition de rectification : 385 099,00 € concernant l’exercice 2007, 6 553,00 € au titre de l’exercice 2008 et 23 032,00 € pour la TVA. À ces montants, il convient d’ajouter 1 474,00 € au titre des intérêts de retard, 9 213,00 € au titre des majorations et 1 500,00 € d’amende pour absence de comptabilité.
Quant à l’associé non-gérant, détenteur de 40 % des parts, il est destinataire d’une proposition de rectification portant sur ses revenus imposables pour les années 2007 et 2008 : pour 2007 lui est réclamée la somme de 75 843,00 € à laquelle s’ajoutent 6 674,00 € au titre des intérêts de retard et 27 080,00 € au titre des majorations et pour 2008, la somme de 1 745,00 €, à laquelle s’ajoutent 69,00 € au titre des intérêts de retard et 175,00 € au titre des majorations.
Estimant que ce redressement est la conséquence des manquements du gérant de la société civile, l’associé non-gérant l’assigne en réparation de son préjudice.
Par un arrêt du 29 juin 2018, la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion confirme le jugement condamnant le gérant à réparer le préjudice financier subi par l’associé à hauteur de 33 998 € et son préjudice moral évalué à 5 000 €.
Dans son pourvoi, le gérant fait valoir que l’action individuelle des associés en responsabilité contre lui ne peut tendre qu’à la réparation d’un préjudice personnel distinct de celui subi par la personne morale. En retenant que le préjudice allégué par l’associé ne se confondait pas avec celui de la société alors que pour les majorations et pénalités appliquées à la suite du redressement fiscal, le préjudice de l’associé ne se distinguait pas de celui qui atteignait la société dont il n’était que le corollaire, la cour d’appel a violé les dispositions de l’article 1382 du code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, ensemble celles de l’article 1843-5 du code civil.
Pour aller à l’essentiel
Par un arrêt du 12 mai 2021, la troisième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi (n° 19-13.942). En effet, la cour d’appel a relevé que le redressement fiscal appliqué à la société civile résultait de l’incurie du gérant qui n’avait pas exécuté les résolutions de l’assemblée générale extraordinaire du 2 avril 2007 prévoyant la dissolution amiable de la société et avait poursuivi l’activité de celle-ci tout en effectuant des déclarations fiscales non sincères et incomplètes.
Elle a ajouté que la vérification de la comptabilité de la société avait eu pour conséquence une rectification du bénéfice industriel et commercial imposable de l’associé non-gérant à hauteur de sa participation dans la société et qu’une majoration de 40 % avait été retenue par l’administration fiscale pour « manquement délibéré » au motif que la comptabilité de la société donnait « l’apparence d’une opération achevée et occultait l’existence d’un stock immobilier », la mention « néant » étant qualifiée de « consciente et intentionnelle ».
C’est pourquoi, elle a pu en déduire que l’associé non-gérant avait subi un préjudice personnel, constitué par l’application des pénalités et intérêts de retard et la nécessité de trouver rapidement une solution de financement, lequel, sans se confondre avec celui de la société, était en lien direct avec les fautes du gérant.
Pour aller plus loin
Le Code civil établit une responsabilité individuelle du gérant d’une société civile tant à l’égard de la société qu’à l’égard des tiers à raison des infractions aux lois et règlements, de la violation des statuts ou de ses fautes de gestion (C. civ., art. 1850, al. 1er). Les associés de la société civile personnellement victimes des manquements du gérant ne sont pas visés par le premier alinéa de ce texte. Pour autant, ils ne sont pas privés du droit d’agir en responsabilité contre le gérant. Ce droit leur est explicitement reconnu dans un texte relevant du droit commun des sociétés qui fonde surtout leur possibilité d’exercer l’action sociale ut singuli, c’est-à-dire l’action en réparation du préjudice social. L’article 1843-5 du Code civil dispose ainsi « Outre l’action en réparation du préjudice subi personnellement, un ou plusieurs associés peuvent intenter l’action sociale en responsabilité contre les gérants ». Les associés sont donc en droit d’obtenir réparation de leur préjudice personnel en agissant contre le dirigeant social. Par ailleurs, le second alinéa de l’article 1850 du Code civil qui concerne le cas d’une pluralité de gérants d’une société civile ayant participé au même fait dommageable déclare que la responsabilité des cogérants est solidaire tant à l’égard des tiers que des associés. C’est que ces derniers peuvent donc agir contre le gérant sur le fondement de l’article 1850 du Code civil.
La nature de la responsabilité d’un dirigeant envers les associés est controversée. Si certains arrêts y voient une responsabilité de nature contractuelle (Cass. com., 4 octobre 1976, n° 75-10.902 : Bull. civ, IV, n° 245), d’autres visent l’article 1382 devenu l’article 1240 du Code civil laissant entendre que la responsabilité est de nature extracontractuelle (Cass. com., 1er avril 1997, n° 94-18.912). En réalité, pour les sociétés civiles, il convient plus certainement de fonder simplement cette responsabilité sur le texte spécial déterminant les conditions de cette responsabilité, c’est-à-dire l’article 1850 du Code civil. Cette solution a été retenue par la jurisprudence au sujet des sociétés à responsabilité limitée. Pour cette forme sociale, les conditions de la responsabilité sont prévues par l’article L. 223-22 du Code de commerce. Afin d’écarter la prescription quinquennale applicable à l’article 1382 du Code civil sur lequel un associé de SARL fondait son action, la Cour de cassation a jugé que l’action en responsabilité engagée par l’associé à l’encontre du gérant de la société ne peut être fondée que sur l’article L. 223-22 du Code de commerce et qu’elle est donc soumise à la prescription triennale prévue à l’article L. 223-23 du même Code (Cass. com., 10 juillet 2012, n° 11-22.146). La solution est transposable aux sociétés civiles : le fondement de l’action en responsabilité des associés doit se trouver dans l’article 1850 du Code civil.
La responsabilité du gérant envers les associés d’une société civile est une responsabilité pour faute. L’action en responsabilité exercée par l’associé suppose surtout qu’il établisse un préjudice subi personnellement. Cette exigence ressort de l’article 1843-5 précité. La jurisprudence se montre exigeante quant à cette condition. Sont systématiquement déclarées irrecevables les actions fondées sur des préjudices invoqués par l’associé qui ne sont que le corollaire de celui subi par la société telle la dépréciation des titres de capital due à une mauvaise gestion (Cass. com., 26 janvier 1970, n° 67-14.787 : Bull. civ., IV, n° 30) ou la privation de bénéfices (Cass. com., 25 janvier 2017, n° 14-29.726).
C’est sur cette jurisprudence bien établie que l’auteur du pourvoi se fondait pour obtenir la cassation. En l’espèce, la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion l’avait condamné à payer à l’associé 33 998 euros au titre du préjudice financier résultant des majorations et intérêts de retard qui lui ont été appliquées par l’administration fiscale dans le cadre du redressement et 5 000 euros au titre du préjudice moral. La société civile étant fiscalement transparente pour ce qui est de l’imposition des bénéfices, le redressement fiscal de la société pour les exercices 2007 et 2008 avait eu pour conséquence que les deux associés avaient eux-mêmes connu un redressement fiscal de l’imposition de leurs revenus de 2007 et 2008 avec application de pénalités à proportion de leur participation dans la société. L’auteur du pourvoi soutenait alors que le préjudice allégué ne se distinguait pas de celui qui atteignait la société dont il n’était que le corollaire. Aussi, la cour d’appel aurait-elle violé les dispositions de l’article 1382 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, ensemble celles de l’article 1843-5 du Code civil.
En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation reconnaît que la Cour d’appel a retenu à juste titre la responsabilité du gérant. Celle-ci a non seulement caractérisé une faute intentionnelle du gérant (I) mais un préjudice personnel de l’associé qui est en lien direct avec la faute caractérisée (II).
I. La faute délibérée du gérant
La responsabilité du gérant a été engagée pour l’incurie dénoncée par la Cour d’appel et relevée par la Cour de cassation. Cette incurie se dédoublait.
En premier lieu, il était reproché au gérant de n’avoir pas mis en application les résolutions de l’assemblée générale extraordinaire du 2 avril 2007 prévoyant la dissolution amiable de la société. En effet, cette société avait été constituée en 2002 pour cinq années. Dans l’année précédant le terme, il convenait de réunir les associés pour décider de la prorogation de la société ou de sa dissolution (C. civ., art. 1844-6). Les associés ayant opté en 2007 pour la dissolution et la nomination du gérant aux fonctions de liquidateur, la société aurait dû cesser son activité à l’arrivée du terme et être liquidée (C. civ., art. 1844-8). Or, le gérant n’a jamais procédé aux opérations de liquidation. Bien au contraire et c’est le principal reproche qui lui est fait, il a poursuivi l’activité de la société en procédant à la cession des derniers lots.
En second lieu, dans le cadre de la poursuite de l’activité de la société, il a continué à transmettre des déclarations à l’administration fiscale. Or celles-ci étaient incomplètes et manquaient de sincérité. En effet, au sujet de l’existence d’un stock immobilier, le gérant avait porté la mention « néant » alors qu’il continuait à céder des lots. Cette mention a été qualifiée de « consciente et intentionnelle ». On était ainsi en présence d’un manquement délibéré au sens de l’article 1729 du Code général des impôts qui justifie l’application d’une majoration de 40 %.
Ce maintien d’activité est la raison pour laquelle l’administration a considéré que la société n’était pas en liquidation mais conservait une apparence d’existence. C’est aussi la raison pour laquelle la responsabilité du coassocié a été recherchée par le plaignant non pas en sa qualité de liquidateur de la société, mais en sa qualité de gérant d’une société civile apparente. Il est évident que les manquements commis en sa qualité de liquidateur – absence de réunion des associés dans les six mois ; non accomplissement des formalités de publicité – étaient sans lien direct avec les préjudices invoqués par le demandeur.
II. Le préjudice personnel et direct de l’associé
Le contrôle fiscal de la société a conduit non seulement à redressement de l’imposition due par la société au titre de la TVA mais aussi à un redressement de l’imposition des revenus des deux associés. L’associé non-gérant a ainsi subi un redressement de 77 588 euros pour les revenus de 2007 et 2008 à titre principal et de 33 998 euros au titre des intérêts de retard et des majorations. Bien évidemment, l’associé ne pouvait pas prétendre obtenir réparation pour le montant principal de l’impôt qui était dû. Sans les manquements du gérant, c’est bien la somme qu’il aurait dû acquitter au fisc. La réparation ne pouvait concerner que les majorations et intérêt de retard qu’il n’aurait pas eu à payer si le gérant avait fait diligence en établissant avec soin les déclarations fiscales. Ce dommage est le seul préjudice de nature financière qui ait pour cause les manquements délibérés du gérant. Ce préjudice est certain et définitif puisque le moyen annexé à l’arrêt révèle que le tribunal administratif de Saint-Denis avait rejeté la demande de l’associé tendant à être exonéré de ces accessoires. Aussi l’associé s’est vu allouer en réparation de ce préjudice la somme de 33 998 euros.
En outre a été indemnisé un préjudice moral pour un montant de 5 000 euros. Celui-ci consistait dans la nécessité de trouver rapidement une solution de financement devant les soudaines exigences de l’administration fiscale. Il est vraisemblable que vu le montant total de 111 586 euros réclamé par le fisc, l’associé non-gérant ne disposait pas de la trésorerie pour acquitter pareille dette fiscale. Toutefois, pour les raisons déjà évoquées ci-dessus, c’est essentiellement le surcoût résultant des pénalités qui présentait un rapport de causalité avec la faute du gérant. Pour le montant principal, s’il était en augmentation sensible par rapport à l’année précédente, l’associé aurait dû y faire face même en l’absence de toute faute du gérant.
Si le caractère direct des préjudices financier et moral n’était pas réellement contesté, son caractère personnel était principalement en discussion. La jurisprudence a une conception très restrictive du préjudice personnel qui n’est pas le corollaire du préjudice social (R. Vatinet, La réparation du préjudice causé par la faute des dirigeants sociaux, devant les juridictions civiles : Rev. Sociétés 2003, p. 247, spéc. n° 15 et s. et les exemples cités). Cette qualification est pleinement fondée au sujet des préjudices en cause dans l’arrêt commenté. Elle est justifiée en raison des particularités de l’imposition des sociétés de personnes. Les bénéfices réalisés dans le cadre de l’activité sociale ne sont pas, en principe, soumis à l’impôt sur les sociétés. La part des bénéfices sociaux correspondant aux droits des associés personnes physiques dans la société est ajoutée à leurs autres revenus pour être soumise à l’impôt sur le revenu (CGI, art. 8). Ainsi, les majorations fiscales dues au titre du redressement relatif à l’imposition des bénéfices ne constituent pas une dette de la société envers le fisc que celui-ci chercherait à recouvrer envers les associés en application de leur obligation subsidiaire aux dettes sociales (C. civ., art. 1857). Il s’agit bien d’une dette personnelle et directe des associés envers le fisc. C’est pourquoi, la condamnation du gérant à réparer le préjudice et le rejet du pourvoi ne peuvent être qu’approuvés.