Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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MEDIATOR : LES MANŒUVRES DOLOSIVES DU LABORATOIRE PERMETTENT D’ENGAGER SA RESPONSABILITE POUR FAUTE (ET D’EVITER LA PRESCRIPTION DE L’ACTION), P. Véron

Paul Véron

Maître de conférences à la faculté de droit de Nantes, Laboratoire Droit et changement social (UMR 6297),

Chercheur associé au CERDACC

Commentaire de C. cass., civ. 1ère, 15 novembre 2023, n° 22-21.174, n° 22-21.178, n° 22-21.179 et n° 22-21.180

Par quatre arrêts rendus dans l’affaire du Mediator et portant sur des espèces quasi-identiques, la Cour de cassation confirme la possibilité pour la victime d’un dommage causé par un produit défectueux, ici un médicament, de fonder son action sur la responsabilité pour faute du fabricant, afin notamment de bénéficier de règles de prescription plus favorables que pour une action fondée sur le défaut de sécurité du produit. L’action reposant sur la faute est en effet conforme aux dispositions de la directive communautaire du 25 juillet 1985 (Dir. n° 85/34 CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux), transposée en droit interne français par une loi du 19 mai 1998 (Loi n° 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux), et à l’interprétation qu’en fait la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE 25 avr. 2002, González Sanchez, aff. C-183/00, D. 2002. 2462, note C. Larroumet ; ibid. 2458, chron. J. Calais-Auloy ; ibid. 2937, obs. J.-P. Pizzio ; ibid. 2003. 463, obs. D. Mazeaud ; RTD civ. 2002. 523, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2002. 585, obs. M. Luby ; JCP 2002. I. 177, chron. Viney ; LPA 5 nov. 2002, p. 11, note Daburon).

En l’espèce, ces affaires concernaient des patients s’étant vu prescrire du Mediator durant plusieurs années et ayant présenté des lésions cardiaques. Les problèmes posés par ces quatre affaires et les solutions dégagées étant identiques, nous prendrons pour illustration l’une d’entre elles (n° 22-21.174 : https://www.courdecassation.fr/decision/65546ec6a52b348318098256). L’affaire concernait une patiente ayant consommé du Mediator entre 2004 et 2010. En septembre 2012, elle saisit le collège d’experts de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (l’ONIAM) qui, par un avis du 8 avril 2015, retient que son dommage est imputable à la prise du médicament. Elle-même et son conjoint refusent l’offre d’indemnisation proposée par les laboratoires Servier, le fabricant, et le 7 juillet 2020, les époux assignent ce dernier sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux (C. civ. art. 1245 et s.). La prescription extinctive leur étant opposée, les demandeurs fondent alors leur action sur l’article 1240 du Code civil, invoquant la responsabilité pour faute du laboratoire.

Rappelons que l’action en responsabilité de droit commun, lorsqu’elle vise la réparation d’un dommage corporel, est enfermée dans un délai de prescription de dix ans à compter de la consolidation du dommage (C. civ., art. 2226). En pratique, ce délai est nettement plus favorable aux victimes que le double délai instauré par le régime de responsabilité du fait des produits défectueux : un délai de forclusion de dix ans « à compter de la mise en circulation du produit » (C. civ., art. 1245-15) et un délai de prescription de trois ans « à compter de la date à laquelle le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur » (C. civ., art. 1245-16). La Cour de cassation a précisé que le point de départ de cette prescription triennale correspondait à la date de consolidation du dommage, sans laquelle la victime n’est pas en mesure d’apprécier l’étendue précise de celui-ci (Civ. 1re, 5 juill. 2023, n° 22-18.914, D. 2023. 1310 ; ibid. 2024. 34, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; RCA 2023, n° 9, p. 24, obs. L. Bloch). Malgré tout et à juste titre, cette restriction liée au double délai instauré par la directive de 1985 a été dénoncée comme excessivement protectrice des intérêts du fabricant.

Le 7 juillet 2022, la cour d’appel de Versailles estime que l’action introduite par les demandeurs ne peut être poursuivie sur le fondement de l’article 1240 du Code civil et la déclare irrecevable comme prescrite, en retenant l’application exclusive de la responsabilité du fait des produits défectueux. Les victimes forment alors un pourvoi contre cette décision, invoquant la compatibilité de l’action en responsabilité pour faute avec le régime instauré par la directive de 1985, dès lors qu’il s’agit d’un fondement distinct du défaut de sécurité du produit. En l’espèce, le reproche adressé aux laboratoires Servier portait sur la carence dolosive du producteur qui, bien que connaissant la dangerosité du Médiator, s’était volontairement abstenu de toute mesure pour en suspendre la commercialisation et avait délibérément maintenu ce produit en circulation, faute comportementale bien distincte du simple défaut de sécurité du produit.

L’argument est accueilli par la première chambre civile, au visa des articles 1386-18 et 1382, devenus 1245-17 et 1240 du code civil :

« 4. Aux termes du premier de ces textes, transposant l’article 13 de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, instaurant une responsabilité de plein droit du producteur au titre du dommage causé par un défaut de son produit, les dispositions relatives à la responsabilité du fait des produits défectueux ne portent pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité. Le producteur reste responsable des conséquences de sa faute et de celle des personnes dont il répond.

5. La Cour de justice des Communautés européennes a dit pour droit que la référence, à l’article 13 de la directive, aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle doit être interprétée en ce sens que le régime mis en place par ladite directive n’exclut pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute (CJCE, arrêt du 25 avril 2002, González Sánchez, C-183/00, point 31).

6. Il en résulte que la victime d’un dommage imputé à un produit défectueux peut agir en responsabilité contre le producteur sur le fondement du second de ces textes, si elle établit que son dommage résulte d’une faute commise par le producteur, telle qu’un maintien en circulation du produit dont il connaît le défaut ou encore un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit.

7. Pour déclarer l’action irrecevable comme prescrite, l’arrêt retient, d’une part, que l’assignation a été délivrée le 7 juillet 2020, plus de trois ans après la connaissance du dommage acquise à la date de l’avis de l’ONIAM du 8 avril 2015, d’autre part, que la faute reprochée au laboratoire, prise d’un manquement au devoir de vigilance et de surveillance du fait de la commercialisation d’un produit dont il connaissait les risques ou de l’absence de retrait du produit du marché français contrairement à d’autres pays européens, n’est pas distincte du défaut de sécurité du produit, de sorte que la responsabilité délictuelle pour faute ne saurait se substituer au régime de la responsabilité du fait des produits défectueux.

8. En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Limpide et peu surprenante, la solution n’est pas nouvelle. Elle a une importance pratique considérable pour de nombreuses victimes dont l’action aurait été prescrite si seul le régime de prescription propre à la responsabilité du fait des produits était demeuré applicable. L’action en responsabilité pour faute dirigée contre le laboratoire fabricant, action fondée sur le droit commun, pourra en effet être exercée dans un délai de dix ans à compter de la consolidation du dommage, s’agissant d’un dommage corporel, ce qui est nettement plus favorable à la victime que le double délai instauré par la directive du 25 juillet 1985, même si la Cour de cassation a parfois tenté d’en tempérer les effets redoutables en retenant, par exemple, comme date de mise en circulation du produit, la date de commercialisation du lot (de Mediator) concerné : Civ. 1re, 20 sept. 2017, n° 16-19.643, D. 2017. 2279, avis J.-P. Sudre ; ibid. 2284, note G. Viney ; ibid. 2018. 35, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; RDSS 2017. 1132, obs. J. Peigné ; RTD civ. 2018. 143, obs. P. Jourdain ; RCA, nov. 2017, étude n° 12, note Bloch ; JCP 13 nov. 2017, n° 1186, note Borghetti ; LPA 16 janv. 2018, p. 6, note Dubois). Relevons que, si la faute de vigilance du fabricant est en effet bien distincte du défaut de sécurité du produit, il n’en va pas de même de toutes les fautes. Ainsi, toujours en matière de médicament, le défaut d’information sur un risque dans la notice-patient se confond avec le défaut du produit par présentation (Pour un exemple récent : Civ., 1ère, 29 mars 2023, n° 22-11.039 : absence de mention dans la notice du risque d’apparition de maladies pulmonaires liées à la prise d’un médicament contre l’arythmie cardiaque ; C. civ., art. 1245-3 al. 2 : « Dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation »). Il n’est donc pas possible d’invoquer un tel défaut d’information au titre d’une responsabilité pour faute du fabricant sans porter atteinte au caractère exclusif de la directive, alors qu’il est au contraire possible d’invoquer les manœuvres dolosives du laboratoire visant à dissimuler volontairement ces risques identifiés ou de ne pas avoir alerté les autorités sanitaires en vue du retrait du médicament du marché. La caractérisation d’une faute des laboratoires Servier, bien distincte d’un fondement objectif de responsabilité fondé sur le défaut du produit, était d’autant plus compréhensible en l’espèce que les faits reprochés avaient également donné lieu à une condamnation pénale pour tromperie aggravée (Trib. corr. Paris, 31e ch., 29 mars 2021, n° 20247001511). Ajoutons enfin que cette responsabilité fondée sur la faute de droit commun du fabricant, a également été retenue dans d’autres affaires relatives à des médicaments défectueux ayant provoqué des dommages de masse, comme dans l’affaire de la Dépakine (TJ Paris, 5 janv. 2022, n° 17/07001, RCA 2022, n° 1-2 ; RLDC n° 200, p. 21, note L. Friant ; RGDM n° 82, p. 225, note P. Véron) ou plus anciennement celle du Distilbène (Civ. 1re, 7 mars 2006, n° 04-16.179, D. 2006. 812, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2006. 565, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2006. 906, obs. B. Bouloc).