RESPONSABILITÉ D’UN MAGASIN EN RAISON DU DYSFONCTIONNEMENT D’UN FRIGO, I. Corpart

Isabelle Corpart

Maître de conférences émérite en droit privé à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de CA Montpellier, 13 septembre 2022, n°20/01569

Mots clés : Responsabilité du fait des choses – Chute – Anormalité de la chose – Lien de causalité entre la chose et le dommage.

Glisser sur le sol d’un magasin et se blesser peut ouvrir droit à une réparation à condition de prouver que les conditions de mise en œuvre de la responsabilité du fait des choses sont remplies. La société qui exploite un supermarché doit veiller à la sécurité de ses clients et éviter que le sol soit anormalement glissant. En l’espèce, c’est parce que le frigo du rayon charcuterie a mal fonctionné, laissant échapper une brume mouillant dangereusement le sol, que le sol rendu glissant a fait déraper une cliente et que la responsabilité de l’exploitant du magasin a été reconnue.

Pour se repérer

Le frigo du rayon charcuterie d’un supermarché a présenté une anormalité de fonctionnement car une brume s’est échappée de ce frigo et a mouillé le sol du magasin ce qui l’a rendu très glissant. Le 10 juin 2011, une cliente du magasin, auxiliaire de vie accompagnant une personne majeure ayant des difficultés corporelles a dérapé sur ce sol et elle s’est blessée, le certificat médical de son médecin faisant état d’une lombalgie avec contracture. Le 10 novembre 2015, elle a introduit une procédure en référé devant le tribunal de grande instance de Perpignan pour qu’une expertise médicale soit ordonnée. Elle a obtenu gain de cause et un rapport a été remis le 10 mai 2016. Sur cette base, le 4 novembre 2016, elle a assigné la société qui exploite le magasin pour obtenir une indemnisation sur le fondement de l’article 1384 du Code civil alors applicable. Ses arguments ont été contestés par la société exploitant le supermarché, arguant du fait qu’elle serait tombée parce que la personne qu’elle accompagnait en qualité d’auxiliaire de vie aurait perdu l’équilibre. Le 14 février 2020, la requête de la victime est rejetée par le tribunal judiciaire de Perpignan, les juges estimant que le caractère anormal de l’état du sol du magasin n’est pas démontré et elle a interjeté appel.

Pour aller à l’essentiel

Un client qui dérape sur le sol mouillé d’un supermarché, tombe et se blesse est fondé à demander une indemnisation. Tel est le cas si la chute provient du fait que le sol du magasin s’est trouvé anormalement glissant car il avait été mouillé par la brume qui se dégageait du frigo du rayon charcuterie.

Pour que la responsabilité du fait des choses soit retenue sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil devenu l’article 1242, alinéa 1er depuis l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 entrée en vigueur le 1er octobre 2016, il faut réunir un certain nombre de conditions. Indépendamment de la démonstration d’une faute, une responsabilité de plein droit pèse sur le gardien de la chose intervenue dans la réalisation du dommage quand le dommage n’est pas dû à une cause étrangère, au fait imprévisible et irrésistible d’un tiers ou à la faute de la victime. Il faut prouver que la victime a subi un dommage en lien avec la chose dont le gardien est propriétaire en démontrant le lien de causalité entre le dommage et la chose, à savoir en l’espèce entre la chute de la victime et le sol rendu glissant en raison du dysfonctionnement du frigo installé dans le rayon charcuterie.

Lorsque la chose est immobile comme en l’espèce, la victime doit rapporter, par tous moyens, la preuve de son rôle causal alors que si la chose est en mouvement, le législateur prévoit une présomption de responsabilité du gardien de la chose. Il fallait donc en l’espèce que la personne blessée démontre que le sol glissant a entraîné sa chute de façon incontestable et déterminante, en faisant été de l’anormalité de la chose. Le sol ayant été anormalement mouillé en raison d’un problème de fonctionnement du frigo installé au rayon charcuterie, la preuve que la chute de la cliente est en lien avec un sol exceptionnellement glissant est bien rapportée. La chose, en l’occurrence le sol du magasin, étant l’instrument du dommage, la société exploitant le supermarché est responsable de la chute de la victime qu’elle doit dédommager car le lien de causalité entre le dérapage causant des blessures et le dysfonctionnement d’un matériel du magasin est effectivement établi.

Pour aller plus loin

De nombreux dossiers de chute dans des magasins ont déjà été soumis à des juges. Il est fréquent de se blesser en dérapant sur des sols glissants ou encombrés et, dans l’affaire jugée par la cour d’appel de Montpellier le 13 septembre 2022, la victime avait notamment rappelé deux affaires de ce type. Pour faire condamner le propriétaire du magasin, elle s’était prévalue d’un arrêt rendu le 3 septembre 2008 par la cour d’appel d’Aix-en-Provence visant un accident causé par un carton laissé à même le sol et surtout d’un arrêt rendu le 26 février 1988 par la cour d’appel de Versailles retenant la responsabilité du gérant d’une station-service pour un dommage causé par un sol anormalement gras et glissant. Bien d’autres affaires ont été rendues dans ce domaine et les juges ont retenu l’argumentation des victimes à partir du moment où ces dernières ont bien démontré que l’accident survenu dans les locaux d’un magasin (Dérapage provoqué par une orange écrasée sur le sol et responsabilité de l’exploitant du magasin : CA Douai, 3 févr. 2022, n° 20/04233, JAC n° 215, mars 2022, note I. Corpart ; Chute dans un supermarché sur une flaque d’eau laissée par le conducteur d’une auto-laveuse : CA Aix-en-Provence, 4 nov. 2021, n° 20/11160 ; Suites juridiques de la chute de la cliente d’un supermarché sur un panneau publicitaire : Cass. 1re civ., 9 sept. 2020, n° 19-11.882, JAC ° 201, nov. 2020, note I. Corpart ; D. actualités du 14 oct. 2020, note A. Hacenele ; Redoutable feuille de persil et mise en œuvre de la responsabilité délictuelle de l’exploitant du magasin : CA Montpellier, 15 octobre 2019, n° 16/08246, JAC n° 192, décembre 2019, note I. Corpart ; chute sur une feuille de salade : CA Paris, 15 oct. 2018, n° 17/15367 et CA Bordeaux, 15 oct. 2014, n° 12/6180 ; Feuille de salade : danger potentiel pour la clientèle :TGI Montpellier 13 décembre 2010, JAC n° 111, février 2011, note I. Corpart), d’une école ou d’un autre établissement (Responsabilité en cas de chute sur une frite dans un fast-food : TGI Reims 16 décembre 2008, JAC n° 90, janvier 2009, note I. Corpart ; Chute sur le sol ciré d’un appartement : Cass. civ. 2e, 11 déc. 2003, n° 02-30.558, AJDI 2004, n° 3, p. 227, note Ch. Denizot ; RLDC 2004, n° 2, p. 19, note A. Marchand) a été causé par des défaillances, des dysfonctionnements liées au matériel utilisé sur place ou un défaut d’entretien.

Pour qu’une chose, en l’occurrence un sol, ait causé un rôle dans un dommage, sachant qu’en l’espèce il s’agissait d’une chose immobile, il incombe à la victime de démontrer que, au moment des faits, la chose était anormale dans son fonctionnement, son état, sa fabrication, sa solidité ou encore sa position. Dans des supermarchés, de nombreuses chutes ont été causées par des feuilles ou des restes de légumes traînant sur le sol mais cela n’avait rien à avoir en l’espèce.

En l’occurrence, c’est une brume sortant d’un frigo installé dans le rayon charcuterie qui a beaucoup mouillé le sol en le rendant sol glissant. Cette anormalité de fonctionnement visant une chose immobile est reconnue par les juges de la cour d’appel dans cette affaire qui estiment, contrairement aux juges du premier degré, que le caractère anormal de l’état du sol a été démontré. Ainsi, comme c’est bien du fait de cette brume que le sol a présenté quelques dangers, la cliente du magasin ayant dérapé et s’étant blessée, elle est parfaitement légitime à demander une indemnisation au propriétaire.

Il ressort du dossier que la personne accompagnée par son auxiliaire de vie a bien glissé la première mais si son accompagnante est tombée et s’est blessée ce n’est parce qu’elle a fait le nécessaire pour la retenir et la soutenir mais bien parce que le sol était anormalement glissant, chose inerte, raison pour laquelle la victime de l’accident a dérapé. De plus, rien ne permet de relever que la victime a contribué à la survenance de son accident par sa faute.

La société exploitant le supermarché est donc bien responsable de l’accident même si aucune faute ne peut lui être reconnue. Les juges de la cour d’appel la condamnent à verser à la victime 950,40 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire partiel car elle n’a pas pu travailler pendant quelques jours et 3000 euros au titre des souffrances endurées sur la base d’une expertise judiciaire faisant état de souffrances dites légères, plus 2000 euros sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.

Cette affaire permet de soutenir les victimes, sachant qu’il faut rappeler que l’on n’est jamais à l’abri d’un accident, même dans un magasin. Il est pertinent de noter aussi que quand on fait ses courses, on n’est pas censé regarder ses pieds, aussi n’est-il pas possible que la société exploitant le magasin soit exonérée en invoquant la faute de la victime.

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