Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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CAS D’ECOLE D’EXONERATION DE LA RESPONSABILITE DU TRANSPORTEUR ROUTIER DE MARCHANDISES, POUR BARRAGES FILTRANTS, E. Desfougères

Eric DESFOUGERES

Maître de conférences (H.D.R.) à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de Cass. com. 5 juillet 2023, n° 22-14.476 et 22-14.4

Alors même que le calme revenait, en France, après une semaine d’émeutes urbaines, la chambre commerciale de la Cour de cassation trouvait l’opportunité à travers deux arrêts rendus le 5 juillet 2023 (n° 22-14.476 avec observations « Force majeure : l’absence d’informations précises quant au déroulement d’un événement pourtant prévisible rend celui-ci potentiellement imprévisible et irrésistible » : JCP E 2023 act. 638 ; Laurent LEVENEUR « Camion vidé de ses marchandises par des manifestants à un barrage filtrant : prévisibilité ou imprévisibilité, il faut savoir apprécier » : Contrats – Concurrence – Consommation oct. 2023 comm. 145 ; Gaël PIETTE « Transport routier : les contours de la force majeure » : RCA oct. 2023 comm. 244 ; note Eva HELESBEUX « L’exonération de la responsabilité du transporteur pour cas de force majeure en raison de l’imprévisibilité d’un barrage routier » : BJDA 2023 n° 88) de revenir sur les conséquences dommageables d’autres manifestations violentes, le 3 février 2016. Une partie de lots de palettes de produits laitiers à destination du marché national de Rungis avaient, à cette occasion, été distribuée aux automobilistes lors de barrages filtrants dressés à l’appel d’organisations agricoles protestant contre le cours du lait. L’expéditeur Danone et son assureur subrogé, la société Chubb European Group SE, conformément à l’article L. 212-12 du Code des assurances, avaient alors assigné la société de transport routier TRSO, dont les chauffeurs avaient été contraints de s’arrêter, en réparation du préjudice subi du fait de livraisons partielles aux destinataires. Leurs demandes s’étant vu rejetées par le tribunal de commerce de Bordeaux, confirmé par la cour d’appel de la même ville (n° RG 18/06224 et RG 18/06222), un pourvoi est introduit devant la juridiction suprême (Danone s’étant désisté) qui tout en admettant fort logiquement le principe d’une responsabilité du transporteur (I) confirme bien, de manière beaucoup plus inhabituelle, que ce dernier se trouve, compte tenu des circonstances, libéré de son obligation de réparation (II).

I – Les conditions classiques de l’engagement de la responsabilité du transporteur réunies

Il existait bien sans conteste la possibilité pour les victimes d’agir dans le bref délai imparti (A) contre la société chargée de l’acheminement même en l’absence de toute faute de celle-ci (B).

A – La prescription annale respectée in extremis

Il n’est sans doute pas totalement anodin de relever que dans les deux instances commentées, le recours a été déposé précisément le 3 février 2017, soit très exactement le dernier jour du délai ouvert par la prescription annale, spécifique résultant de l’article L. 133-6 du Code de commerce pour toute action fondée sur un contrat de transport terrestre intérieur, l’exception de fraude ou d’infidélité ne pouvant, à l’évidence, jouer. Ce qui peut dès lors laisser présager, soit une tentative amiable nullement évoquée, soit plus certainement des hésitations du service juridique de la multinationale alimentaire française quant aux chances de voire prospérer, avec succès, cette procédure d’indemnisation.     

B – L’obligation de résultat non respectée in fine

Une fois encore, et contre toute attente, ce sont bien les dispositions séculaires de l’ancien 103 alinéa 1 du Code de commerce – devenu avec la renumérotation de l’an 2000 l’article L. 133-1 – suivant lesquelles « Le voiturier est garant de la perte des objets à transporter, hors les cas de force majeure » et non celles beaucoup plus contemporaines du Code des transports qui régissent le cas présent.  Même si le concept est plus fréquemment invoqué concernant le transport de personnes, il en résulte que c’est incontestablement une responsabilité objective de plein droit faisant peser sur le transporteur une obligation de résultat (Isabelle BON-GARCIN, Maurice BERNARDET et Philippe DELEBECQUE Droit des transports Paris : Dalloz, coll. Précis, 2ème éd., 2018 § 547 ; Christie LANDSWEERDT « La responsabilité du transporteur de marchandises : de l’obligation de résultat à la recherche de la cause réelle » in Le Droit des transports dans tous ses états : enjeux et perspectives nationales, internationales et européennes Paris : Larcier, 2012, p. 151) qui trouve à s’appliquer dans la présente hypothèse de perte partielle, dispensant par la même l’expéditeur de toute nécessité de prouver une faute. Tout semblait donc bien réuni pour permettre l’octroi de dommages et intérêts sans compter sur la casuistique prétorienne des faits validée au plus haut niveau.     

II – Les conditions drastiques de la force majeure exonératoire retenues

On sait que depuis une clarification salutaire résultant d’un arrêt majeur d’assemblée plénière du 14 avril 2006 (Laurent BLOCH « Force majeure : le calme après l’ouragan ? » : RCA juin 2006 étude 8 en réaction à Paul-Henri ANTONMATTEI « Ouragan sur la force majeure » : JCP G 1996 I 3907 ; Laurent AYNES et Philippe STOFFEL-MUNCK « Le retour à la condition d’imprévisibilité pour caractériser la force majeure contractuelle » : Droit & Patrimoine oct. 2006 p. 99 ; Paul GROSSER « La force majeure est irrésistible et  imprévisible » : JCP G 2008 comm. 10198) reprise depuis une ordonnance du 10 février 2016 à l’article 1218 du Code civil, ayant remplacé l’ancien 1148, applicable à l’époque des faits, la force majeure contractuelle requiert bien le double caractère d’imprévisibilité (A) et d’irrésistibilité (B) qui sont ici démontrées.

A –  L’imprévisibilité du déroulement d’un événement pourtant annoncé

S’il est clairement établi que le mouvement social en cause avait bien été annoncé la veille du départ. Il n’est toutefois pas avéré que les syndicats agricoles aient donné des consignes s’agissant de la localisation des barrages rendant bien à l’événement un caractère imprévisible lors de la conclusion du contrat. Ce qui fait la différence avec le cas d’une livraison n’ayant pu s’effectuer dans les délais contractuels en raison du blocage par des chauffeurs routiers en grève, la large publicité donnée par voie de presse et de radio ne permettant pas au transporteur de prétendre avoir été dans l’impossibilité de prévoir ou d’éviter les manifestations (Cass. com. 31 mars 1998, n° 96-17.272). Concrètement, l’appréciation du caractère d’imprévisibilité restant toujours relative (Cf. Kévin CARIOU Essai sur la force majeure Thèse sous la direction de Laurent LEVENEUR soutenue le 19 novembre 2022 à Paris-Panthéon-Assas) c’est donc en réalité surtout le sort que les manifestants réserveraient à la marchandise transportée que le préposé du transporteur ne pouvait, en notre occurrence, prévoir.

B –  L’irrésistibilité du dommage quel que soit le comportement du chauffeur

Les hauts magistrats relèvent également le fait que ni les informations routières, ni un autre canal, voire même les réseaux sociaux, aient délivré au chauffeur des renseignements utiles pour éviter un tel blocage. La question revenait donc à savoir si un itinéraire alternatif plus sûr aurait pu être emprunté. L’opportunité d’un report du départ pour ne pas être immobilisé ne semble pas avoir été envisagée (Cf. Eva HELESBEUX, op. cit.) sans doute en raison du caractère périssable des denrées, pas plus que l’hypothèse assez théorique et irréaliste d’une résistance physique du conducteur du poids lourd (Cf. Gaël PIETTE, op. cit.). Un parallèle peut d’ailleurs être établi avec une autre espèce où la force majeure avait aussi été admise au sujet d’un camion transportant un engin de chantier destiné à la centrale de Chooz (Ardennes) et qui avait été incendié de nuit sur un emplacement privé. La chambre commerciale relevant judicieusement que le chauffeur n’aurait pu l’empêcher même s’il était resté sur place (Cass. com. 1er décembre 1992, n° 91-12667).  C’est donc bien au final le comportement inédit (l’action inédite) des agriculteurs mécontents qui semble avoir emporté la décision (Cf. JCP E 2023, act. 638). Ce qui, eu égard à l’inventivité, sans cesse renouvelée des contestataires en tout genre, adeptes d’opérations hautement médiatisées (que l’on songe notamment aux démonstrations des activistes climatiques), pourrait laisser entrevoir le renouveau d’une cause d’exonération que d’aucuns croyaient pourtant réservée aux manuels théoriques et aux recueils anciens de jurisprudence (Sophie HOCQUET-BERG « Cherche force majeure… désespérément… » : RCA juin 2003 chron. 12).