Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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DISTILBENE : RESPONSABILITÉ DU FABRICANT ET PREJUDICE D’ANXIETE, I. Corpart

Isabelle Corpart,

Maître de conférences émérite en droit privé à l’Université de Haute-Alsace,

Membre du CERDACC

Dans l’arrêt rendu le 18 octobre 2023, les juges de la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 18 oct. 2023, n° 22-11.492) ont décidé de tenir compte de l’anxiété d’une femme liée à la prise du distilbène par sa mère. Ils ont engagé la responsabilité de la société productrice du médicament en raison de l’exposition in utero de la fille à un œstrogène de synthèse.

Mots-clefs : Préjudice d’anxiété – risques liés à la prise du Distilbène – grossesse – victime du Distilbène – exposition in utero – faute – lien de causalité – responsabilité civile – responsabilité de la société productrice des médicaments – préjudice indemnisable

Pour se repérer

En raison de l’exposition in utero au diéthylstilbestrol aussi dénommé DES, médicament prescrit aux femmes enceintes afin de limiter les risques de fausses couches (jusqu’en 1977 en France), une action en justice a été introduite pour tenter d’obtenir que la société UCB Pharma, productrice du Distilbène, soit jugée responsable de l’infertilité d’une femme exposée in utéro à cet œstrogène de synthèse et pour que le préjudice d’anxiété lié à cette exposition obtienne réparation.

Le 17 janvier 2018 (n° 14-13.351), la Cour de cassation avait cassé et annulé l’arrêt rendu dans cette affaire le 5 décembre 2013 par la cour d’appel de Versailles (n° 11/08648) et avait renvoyé à la cour d’appel de Paris.

Les juges de la cour d’appel de Paris (CA Paris, 16 déc. 2021, n° 18/05215) ont toutefois choisi de ne pas mettre en œuvre l’article 1240 du Code civil (ancien art. 1382), estimant que n’est pas rapportée la preuve du lien de causalité entre l’infertilité de la fille et le médicament pris par la mère durant sa grossesse. Ils ont effectivement écarté la responsabilité de la société productrice de ce médicament en se basant sur l’incertitude liée à la cause de l’infertilité, relevant que la demanderesse ne présentait aucune des anomalies de l’appareil génital associées à l’exposition au DES.

Pour tenter d’obtenir la réparation du préjudice d’anxiété dans ce contexte, trois membres de la famille, à savoir la femme infertile ainsi que son époux et sa mère ont formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel, tentant tous d’obtenir réparation des préjudices personnellement éprouvés.

Pour aller à l’essentiel

Un arrêt de cassation est rendu par les juges de la Cour de cassation qui ne suivent pas le raisonnement des juges de la cour d’appel, lesquels avaient considéré que la preuve d’un lien de causalité entre l’exposition in utero d’une femme au Distilbène et son hypofertilité n’était pas rapportée. Ils cassent l’arrêt d’appel estimant que le préjudice d’anxiété résultant de l’exposition à un risque de dommage doit être réparé alors que les juges du fond avaient écarté la responsabilité de la société productrice de médicaments en relevant une incertitude quant à la cause de l’infertilité.

Pour la Cour de cassation, puisque les juges d’appel ont exclu sur la base de motifs insuffisants que l’exposition au DES aurait contribué à l’infertilité de la malade, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.

Mettant en œuvre l’article 1240 du Code civil, la Cour de cassation relève « Il résulte de ce texte que constitue un préjudice indemnisable l’anxiété résultant de l’exposition à un risque de dommage ». De plus, conformément à cet article, ouvre droit à réparation le dommage en lien causal avec une faute, même si elle n’est pas la seule cause de l’anxiété subie dans ce contexte : « Il résulte de ce texte qu’ouvre droit à réparation le dommage en lien causal avec une faute, même si celle-ci n’en est pas la seule cause ». En effet, l’infertilité subie peut être due à la fois à une infection et à l’exposition à un médicament durant la grossesse. Par conséquent il faut tenir compte de la responsabilité de la société UCB Pharma, productrice du Distilbène en raison de l’exposition in utero à un œstrogène de synthèse.

Pour aller plus loin

Il a déjà été relevé que prendre du Distilbène peut avoir des effets perturbateurs (H. Groutel, Exposition in utero au diéthylstilbestrol (DES) : préjudice d’anxiété, note sous Cass. 2e civ., 2 juill. 2015, n° 14-19.481, Resp. civ. et assur. 2015, n° 11, p. 14 ; S. Hocquet-Berg, L’affaire dite du « distilbène », figure de proue de l’indemnisation des victimes de produits de santé ? : Resp. civ. Et assur. 2019, étude 10 ; D. Tapinos, Le préjudice d’angoisse des victimes du Distilbène est inclus dans les souffrances endurées ou le déficit fonctionnel permanent, note sous Cass. 2e civ., 2 juill. 2015, n° 14-19.481, Gaz. Pal. 9 sept ; 2015, n° 252-253, p. 8). En effet, le préjudice d’anxiété a déjà été retenu pour les personnes exposées in utero au Distilbène (Cass. 1re civ., 2 juill. 2014, n° 10-19.206 ; Resp. civ. et assur. n° 10, oct. 2014, note S. Hocquet-Berg ; D. 2014, p. 2362, note A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon).

Conformément à l’article 1245-3 du Code civil, un produit est défectueux lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre. Dans un tel contexte, la Cour de cassation a effectivement déjà engagé la responsabilité du fabricant d’un vaccin susceptible de faire naître une sclérose en plaques (Cass. 1re civ., 9 juill. 2009, n° 08-11.073, D. 2009, p. 1968, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2009, p. 723, obs. P. Jourdain ; RDSS, p. 1161, note J. Peigné) et bien en rapport avec le dossier en cours, celle du fabricant d’un médicament à risque « malformatif » de l’enfant à naître en cas de grossesse de la patiente (Cass. 1re civ., 27 nov. 2019, n° 18-16.537, D. 2019, p. 2297, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon ; RTD civ., 2020, p. 124, obs. P. Jourdain). Plus précisément encore, dans un arrêt rendu le 19 juin 2019, la Cour de cassation a énoncé « le régime probatoire applicable en matière d’exposition au DES et d’imputabilité du dommage à cette exposition » (Cass. 1ère civ., 19 juin 2019, n° 18-10.380, D. actualité du 10 juill. 2019, note S. Hortalale ; D. 2019, p. 2028, note V. Bouquet et E. Fouassier).

Pour que les personnes exposées in utero au Distilbène soient bien prises en compte, il faut se féliciter que les juges de la Cour de cassation aient mentionné que la réparation du dommage n’implique pas la notion de faute exclusive (Cass. 1re civ., 18 oct. 2023, n° 22-11.492, JCP G. act. 1227 ; D. 2023, p. 1855 ; D. Actu Étudiant, 9 nov. 2023). Dès lors, il n’est pas imposé à la victime de prouver que l’exposition au DES est la cause exclusive de son infertilité. Par conséquent, elle a droit à la réparation de son préjudice d’anxiété en lien causal avec une attitude fautive, même si cette faute n’est pas la seule cause de son infertilité. Il convient effectivement de rappeler, comme dans l’affaire jugée le 19 juin 2019, qu’il n’est pas exigé que les pathologies soient exclusivement causées par l’exposition au DES.