Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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PRECISIONS SUR LE PREJUDICE ECONOMIQUE DE LA VICTIME PAR RICOCHET, I. Corpart

Isabelle Corpart

Maître de conférences émérite en droit privé à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC

Commentaire de Cass. 2e civ., 19 janvier 2023, n° 21-12.264

Mots-clés : Acte de terrorisme – femme victime d’un attentat – décès d’une mère de famille – couple parental séparé – versement d’une pension alimentaire – principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime – conditions d’évaluation du préjudice économique.

En l’espèce, la mère de deux filles ayant été assassinée, les juges ont dû aborder la question de leur indemnisation, quand bien même leurs parents avaient divorcé plusieurs années avant ce drame. Il ressort de l’arrêt rendu par la deuxième chambre de la Cour de la cassation le 19 janvier 2023 qu’il n’y a pas à tenir compte du fait que le couple avait divorcé, le préjudice économique subi par un enfant en raison du décès de l’un de ses parents devant être évalué sans tenir compte de leur séparation. En effet, même divorcés, ses parents sont toujours l’un et l’autre dans l’obligation de continuer à contribuer à son entretien et à son éducation. Il fallait donc que le préjudice économique soit évalué en prenant en considération les revenus annuels maternels et paternels antérieurs au décès.

Pour se repérer

Un couple s’était marié et avait eu deux filles mais les époux avaient divorcé par la suite. Après cette séparation, la coparentalité avait été maintenue, la résidence habituelle des enfants avait été fixée chez leur mère et le versement d’une pension alimentaire par leur père avait été mise en place. Malheureusement, la mère a été victime d’un attentat et elle n’a pas survécu. Par conséquent, ses filles âgées l’une de 22 ans et l’autre de 13 ans au moment de ce drame et qui vivaient au domicile de leur mère jusqu’à son assassinat ont dû aller vivre chez leur père.

Subissant la perte de leur mère, les deux filles de la victime ont droit à un versement de dommages et intérêts car, après le décès de leur mère, victime directe, elles sont effectivement victimes par ricochet, l’auteur des faits ayant été condamné à indemniser les enfants. Toutefois l’évaluation du préjudice économique subi dans cette affaire a été source de vifs débats. Toute personne s’estimant victime peut adresser au Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) une demande d’indemnisation dont la mission est de réparer intégralement le préjudice subi. En l’occurrence, bien que l’acte de terrorisme ne soit nullement contesté et que le décès soit assurément en lien avec cet attentat, ce qui conduit à ce que, après l’assassinat, l’offre d’indemnisation soit adressée aux proches de la défunte, est la question de l’évaluation du préjudice économique subi par la fille aînée de la défunte qui a ouvert de vives discussions.

Cette dernière avait saisi la commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices et le tribunal de grande instance de Grasse (devenu tribunal judiciaire) lui avait alloué la somme de 21.083,46 euros en réparation de son préjudice économique (19.338,02 euros après imputation du capital-décès versé par la caisse primaire d’assurance-maladie).

Toutefois le FGTI a ensuite fait appel pour contester cette évaluation du préjudice économique. Il a été entendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui a infirmé le jugement du premier degré, estimant qu’il n’y avait pas lieu de l’indemniser au titre d’un préjudice économique et l’intéressée s’est pourvue en cassation. En effet, du fait de l’assassinat de sa mère, elle a bien perdu le revenu que lui procurait cette dernière, les deux parents étant tenus de contribuer à l’entretien et à l’éducation de leurs enfants à proportion de leurs ressources et des besoins des enfants, même majeurs (C. civ., art. 371-2, al. 2).

Pour aller à l’essentiel

La Cour de cassation a rendu un arrêt de cassation, estimant que la réparation de la victime doit être intégrale, sans perte ni profit et explicitant la situation des enfants de parents séparés ainsi que les conditions d’évaluation du préjudice économique subi par un enfant lors de la mort de l’un de ses parents. Pour les juges, « le préjudice économique d’un enfant résultant du décès d’un de ses parents doit être évalué sans tenir compte ni de la séparation ou du divorce de ces derniers, ces circonstances étant sans incidence sur leur obligation à contribuer à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, ni du lieu de résidence de celui-ci ». En effet, le fait que le couple séparé ait opté pour un divorce est sans incidence sur l’obligation des père et mère de continuer à prendre en charge les besoins de leurs enfants, le parent chez lequel n’est pas fixé la résidence habituelle devant verser une pension alimentaire à l’autre parent sur la base de la contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants.

Dès lors pour évaluer le préjudice économique lié à l’assassinat d’une mère élevant ses enfants, il aurait fallu que les juges du fond se réfèrent aux revenus annuels maternels et paternels perçus antérieurement au décès, en tenant compte, en premier lieu, de la part d’autoconsommation de chacun des père et mère et, en second lieu, des charges fixes supportées par chacun d’eux dans leur foyer respectif, puis de la part de revenu du parent survivant pouvant être consacrée aux enfants du couple, mineurs ou jeunes majeurs dans le besoin.

Les juges de la cour d’appel d’Aix-en-Provence sont censurés car ils ont rejeté la demande d’indemnisation de l’une des filles, comparant la part des revenus de la mère, laquelle percevait la pension alimentaire versée par son ex-époux, avec les sommes pouvant lui être consacrées par le père postérieurement au décès entraînant la suppression de la pension alimentaire et le transfert du lieu de résidence. Pour la Cour de cassation, les juges du fond ont violé le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.

Pour aller plus loin

En cas de décès de la victime directe d’un acte de terrorisme, l’offre d’indemnisation adressée aux victimes par ricochet comprend la prise en charge de leur préjudice d’affection, à savoir leur préjudice moral, mais aussi leur préjudice économique, outre les frais d’obsèques. Ce préjudice économique est calculé en tenant compte de la part de revenus que la personne décédée consacrait à ses proches, en l’occurrence ses filles qui cohabitaient avec elle.

Le décès de la victime directe peut entraîner pour ses ayants droit des difficultés financières, lesquelles peuvent être prises en compte dans le calcul de l’évaluation des préjudices patrimoniaux subis par les victimes par ricochet. Il est effectivement possible de prendre en considération une perte de revenus pour les filles qui étaient à la charge de leur mère au moment de son décès puisque la résidence habituelle avait été fixée au domicile maternel après le divorce du couple.

Quand bien même les filles vont hériter de leur mère, les descendants faisant partie des héritiers ab intestat prioritaires (C. civ., art. 734), sachant que leur père n’est plus un conjoint successible du fait du divorce (C. civ., art. 732), elles doivent être soutenues financièrement. Elles sont qualifiées de victimes par ricochet, victimes de préjudices par ricochet patrimoniaux dus à la perte du soutien financier apporté par la victime principale et moraux en raison du préjudice d’affection.

Dans cette affaire, le débat a porté sur le préjudice économique subi par la fille aînée de la défunte. En effet, le décès d’un parent tenu de contribuer à l’entretien et à l’éducation de ses enfants et même de subvenir aux besoins d’un enfant majeur (C. civ., art. 371-2, al. 2) entraîne nécessairement un préjudice économique.

Selon le guide de l’indemnisation des victimes des actes de terrorisme (juillet 2022), « pour déterminer la perte ou la diminution de revenus affectant ses proches, le Fonds de Garantie des Victimes prend comme élément de référence le revenu annuel du foyer avant le décès de la victime, en tenant compte de la part de consommation de la victime et des revenus que continue de percevoir son conjoint ».

En l’espèce, il est reproché aux juges du fond d’avoir raisonné sur la base du versement de la pension alimentaire, versement auquel le décès met fin. Dans d’autres affaires, l’évaluation du préjudice économique n’a pas été non plus correctement appréciée et il a été reproché aux juges d’avoir mal tenu compte de l’âge de la retraite. En effet, dans un dossier, le FGTI s’est pourvu en cassation, reprochant à la cour d’appel d’avoir mal évalué le préjudice économique. Les juges n’avaient effectivement pas pris en compte la diminution des revenus que la victime aurait perçus à la date de son départ en retraite mais la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi (Cass. 2e civ., 6 févr. 2020, n° 19-10.897). La même question avait été posée alors qu’un mari était décédé et que sa veuve réclamait un préjudice économique lié à la perte de revenus que lui apportait son époux décédé (Cass. 1ère civ., 8 avr. 2021, n° 19-23.778). La Cour de cassation avait estimé que les juges de la cour d’appel ne peuvent pas écarter l’existence du préjudice économique de la veuve au-delà de l’âge légal auquel l’époux décédé serait parti en retraite en se basant sur l’absence de production d’éléments permettant de simuler le calcul de la pension de retraite par la veuve et sur l’absence de justificatifs produits par cette dernière de son droit à la perception d’une pension de réversion.

Dans l’affaire jugée par la deuxième chambre de la Cour de cassation le 19 janvier 2023, le préjudice d’affection lié à la perte de leur mère n’est pas en débat car, être confronté à un deuil a toujours des retentissements pathologiques, a fortiori quand la défunte a été victime d’un attentat et de plus, en l’espèce, les filles ont vu leur mode de vie au quotidien totalement bouleversé car elles ont dû changer de domicile et revenir vivre avec leur père.

C’est uniquement l’évaluation du préjudice économique qui a dû être précisée, la Cour de cassation explicitant les conditions de cette évaluation. Certes une compensation financière ne remplace jamais la perte d’un être cher mais elle peut contribuer à un processus de reconstruction des victimes et bien sûr veiller à ce que des difficultés financières ne s’ajoutent pas au drame lié à l’assassinat et aux souffrances morales.