Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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EXHUMATION DES CORPS DE VICTIMES D’UN CRASH AÉRIEN, SOURCE DE VIOLATION DU DROIT AU RESPECT DE LA VIE PRIVÉE ET FAMILIALE, I. Corpart

Isabelle Corpart
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace, CERDACC

 

Commentaire de CEDH, 20 septembre 2018, Silska et RYBICKA c/ Pologne, requêtes n° 30491/17 et 31083/17

 

A la suite de l’exhumation des corps de deux victimes du crash d’un avion présidentiel polonais survenu le 10 avril 2010, la Cour européenne des droits de l’homme conclut à la violation du droit au respect de la vie privée et familiale de deux requérantes (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme). En effet, pour les juges, il n’avait pas été tenu compte de leur refus et elles ont été privées de la protection minimale à laquelle elles pouvaient prétendre.

Mots clefs : Victimes d’un crash aérien – exhumation des dépouilles mortelles – enquête policière – autopsie – cause de l’accident – conditions météorologiques – suspicion d’une déflagration – absence de consentement des familles – droit polonais – atteinte au respect de la vie privée et familiale des proches des défunts – paix des morts – intérêt général contre intérêt particulier.

Pour se repérer

Un avion de l’armée de l’air polonaise s’est écrasé à Smolensk en Russie en 2010, faisant de très nombreuses victimes. A son bord se trouvaient les membres d’une délégation de l’État polonais qui se rendaient à une cérémonie organisée à l’occasion du 70e anniversaire du massacre de Katyń de 1940 (des milliers de polonais avaient, en effet, été tués par la police de Staline).

Lors de ce drame, 96 personnes ont trouvé la mort, dont le président polonais Lech Kaczynski ainsi que des hauts responsables. Parmi les morts figuraient notamment M. Solski, militant de l’Association des familles de Katyń et M. Rybicki, député.

Afin de déterminer la cause de l’accident, l’exhumation des dépouilles mortelles est réclamée en vue de procéder à des autopsies. En effet, alors que les autorités avaient d’abord conclu à un accident lié à de mauvaises conditions météorologiques et à des erreurs humaines, l’avion étant descendu trop rapidement en deçà de l’altitude préconisée, un groupe parlementaire polonais a évoqué une possible explosion. C’est pour vérifier si les causes du crash aérien étaient effectivement liées à une explosion, voire à un attentat, que les autorités polonaises ont alors ouvert une enquête en 2010 et réclamé l’autopsie des corps.

Dans la mesure où les défunts avaient été inhumés, cela signifiait ordonner l’exhumation des dépouilles mortelles et contrevenir à la paix due aux morts. Pour deux d’entre eux, les autopsies ont été vivement refusées par leurs épouses qui, d’une part, se sont adressées au procureur général et, d’autre part, ont demandé aux juridictions civiles de prendre une mesure provisoire.

Aucune de ces pistes n’a permis aux intéressées de se faire entendre. En effet, pour le procureur, les recours étaient irrecevables et pour les juges, une telle autopsie était légitimée par le contexte, dans la mesure où elle était préconisée dans le cadre d’une série de décès suspects.

Il était, de plus, logique d’ordonner l’exhumation en vue de pouvoir déterminer par la voie d’une expertise si les blessures des victimes étaient liées à l’impact au sol lors de l’écrasement de l’avion ou si elles étaient provoquées par une explosion ou une déflagration qui aurait eu lieu à bord de l’appareil en plein vol.

Les restes des corps de leurs époux ayant été exhumés les 14 et 16 mai 2016 en vue de l’autopsie (mais on ignore dans quel état ils étaient après la terrible catastrophe aérienne), afin d’établir la cause du crash aérien, malgré la vive opposition des requérantes, Mmes Solska et Rybicka ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme.

Pour elles, il était inadmissible que leur refus n’ait pas été pris en considération et qu’elles aient été dépourvues de tout recours.

Pour aller à l’essentiel

Pour la première fois, une catastrophe aérienne donne à la Cour européenne des droits de l’homme l’occasion d’apprécier si une exhumation imposée aux familles en deuil lors d’une enquête peut conduire à la mise en œuvre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, texte prônant le droit au respect de la vie privée et familiale.

Pour la Cour européenne des droits de l’homme, vu les conditions entourant ces exhumations, il y a bien eu violation du droit au respect de la vie privée et familiale des requérantes qui ont été privées du minimum de protection auquel elles pouvaient légitimement prétendre.

En effet, il ressort de l’analyse que le droit polonais ne contient aucun mécanisme permettant de mettre en balance des intérêts généraux liés à un accident d’une extrême gravité pour le pays et les intérêts particuliers des épouses réclamant la protection de la dépouille mortelle de leurs maris et le respect de leur vie privée et familiale. En conséquence, l’État polonais est condamné à leur verser des dommages et intérêts, chacune devant percevoir 16 000 euros, sachant qu’il peut faire appel.

Pour aller plus loin

La catastrophe aérienne de Smolensk du 10 avril 2010 en Russie n’a pas fini de faire parler d’elle.

Dans cette affaire viennent clairement s’opposer d’un côté, l’intérêt général, la lumière devant être faite sur un drame national et sur un accident d’avion dont les causes demeurent inconnues et sont suspectes, et de l’autre, l’intérêt privé des familles des défunts.

S’il est vrai que lors d’une enquête, il est possible d’ordonner des autopsies, précédées s’il y a lieu d’une exhumation des cadavres, toutes les fois où les morts sont suspectes (d’autant que le procureur avait relevé de « graves erreurs et omissions » au cours de l’enquête de 2010), le refus des proches doit être davantage entendu. Leur droit au respect de le vie privée et familiale sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme est violé car le droit polonais ne comporte pas le mécanisme souhaité qui aurait permis d’examiner des intérêts concurrents et mieux mettre en balance l’intérêt général lié à l’enquête à mener après les 96 morts accidentelles et l’intérêt particulier de veuves demandant instamment que soient respectées les dépouilles des défunts.

Rien dans la loi polonaise n’obligeait effectivement le procureur à utiliser d’autres voies pour faire évoluer l’enquête et à s’inquiéter des suites des autopsies pour les familles. Aucun recours n’était non plus envisageable contre sa décision, nulle possibilité de se faire entendre n’étant prévue pour les deux veuves. A aucun moment les juridictions civiles n’ont, non plus, été amenées à s’interroger sur la pertinence des exhumations et sur leurs conséquences.

Ayant retenu que l’article 8 de la Convention européenne est violé, la cour condamne l’État polonais pour atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, ordonnant que soit versée à chacune des requérantes la somme de 16 000 euros de dédommagement.

Il est vrai qu’en France des autopsies peuvent aussi être diligentées dans le cadre d’enquêtes policières pour faire la lumière sur la cause des décès et éventuellement sur l’origine d’une catastrophe d’une telle ampleur. Il est seulement exigé que les corps soient ensuite rendus aux familles de manière décente.

Pour autant les exhumations ne sont jamais décidées à la légère en raison des retentissements qu’elles ont pour les familles et de la paix due aux morts. Depuis 2008, l’article 16-1-1 du Code civil précise que le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort et que les restes des personnes décédées doivent être traités avec « respect, dignité et décence ». Il aurait dès lors fallu, conformément au droit français, vérifier si les exhumations étaient nécessaires et justifiées, auquel cas elles pouvaient être imposées aux familles. Dans le cas contraire, c’est la personne qui a qualité pour procéder aux funérailles qui est le porte-parole du défunt et prend la décision de troubler ou non la paix du mort.

De plus, si les morts perdent tout droit de la personnalité – notamment à la vie privée – dans la mesure où leur décès met fin à la personnalité juridique, leurs proches peuvent invoquer la protection de leur propre vie privée et familiale. En l’espèce, c’est précisément le fait que les requérantes aient été privées du minimum de protection auquel elles avaient droit qui a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention.

En revanche, un argument invoqué par les familles est plus dérangeant. Les veuves relevaient qu’il n’était pas nécessaire d’exhumer le corps de toutes les victimes. Il faut juste espérer qu’on n’en déduira pas que certains morts – parmi les dignitaires – ont un droit plus marqué à la protection de leur dépouille mortelle car il ne faudrait pas que l’on en vienne à tabler sur des inégalités entre les défunts.