Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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“THE SHIP HAS REACHED THE SHORE » DE QUELQUES ÉLÉMENTS DE COMPRÉHENSION SUR LE CARACTÈRE « HISTORIQUE » DU NOUVEAU TRAITÉ SUR LA HAUTE MER, C. Portier

Claire Portier

Docteure en droit public

Enseignante-chercheuse à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

Introduction. « The Ship has reached the Shore ». Voilà les mots prononcés, non sans émotion, le 4 mars 2023, par Rena Lee, Présidente de la conférence intergouvernementale sur la biodiversité marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale (BBNJ). Après plus de quinze années de discussions, dont quatre de négociations formelles, les États membres de l’ONU venaient, en effet, de se mettre d’accord sur le contenu d’un traité visant à lutter contre l’érosion de la biodiversité et à protéger les écosystèmes mondiaux.

Vue comme une « victoire pour le multilatéralisme et pour les efforts mondiaux visant à contrer les tendances destructrices qui menacent la santé des océans, aujourd’hui et pour les générations à venir » (Déclaration du porte-parole de Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, 4 mars 2023, SG/SM/21708), l’adoption de ce texte a provoqué l’enthousiasme de l’ensemble de la communauté internationale, du monde scientifique et des ONG. S’il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le traitement médiatique provoqué par cet évènement, encore faut-il parvenir à en comprendre les raisons. Sans connaissance du cadre juridique préexistant à l’adoption de cet accord, le lecteur profane pourra effectivement rencontrer des difficultés à saisir les apports de cet accord unanimement qualifié « [d’] historique ».

La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. « Si l’espace auquel il s’applique lui donne une unité certaine », le droit de la mer n’en prend pas moins « la forme d’un assemblage complexe de règles très diverses, tantôt générales, tantôt spéciale, dont les sources sont à leur tour de nature très variées » (M. Forteau, J-M. Thouvenin (dirs.), Traité droit international de la mer, Paris, Pedone, 2017, p. 33). Certes, une place prééminente est aujourd’hui occupée par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à Montego Bay le 10 avril 1982 et entrée en vigueur le 16 novembre 1994 (CNUDM). Véritable « Constitution des océans », cette convention n’en a pas moins été conçue, dans certains de ses volets, tel que la protection de l’environnement, comme une convention-cadre, en ce sens que les principes généraux qu’elle consacre appellent bien souvent une concrétisation par l’adoption d’instrument plus précis. De plus, aussi solide que soit le pilier qu’elle constitue pour le droit de la mer, la CNUDM ne permet pas de régir entièrement l’extrême diversité des activités marines. Dans ces circonstances, les questions qui n’y sont pas règlementées continuent « d’être régies par les règles et principes du droit international général », tel qu’en dispose son Préambule. De ces éléments résulte une nécessaire articulation de la CNUDM avec d’autres instruments du droit international, et plus encore une nécessaire articulation du droit de la mer avec les autres branches du droit international. Et dans ces éléments se situe tout l’enjeu de l’accord sur la protection de la biodiversité marine qui constitue l’objet de notre propos.

La prise en considération de la biodiversité marine par la CNDUM. Rappelons, en effet, que l’adoption de cet accord a pour vocation de combler les insuffisances de la CNUDM qui — si elle ne se désintéresse pas totalement de la protection et de la préservation de l’environnement marin — ne traite ni directement, ni explicitement, ni globalement des questions relatives à la biodiversité marine. Des mots de Nathalie Ros, « il aurait d’ailleurs difficilement pu en être autrement » (N. Ros, « La gouvernance des mers, entre mythe et réalités juridiques », JDI, n° 3, 2017, pp. 775 et ss). La notion de « biodiversité » n’existait effectivement pas lors de l’adoption du texte de Montego Bay. Elle fera son entrée sur la scène juridique internationale qu’en 1992 avec l’adoption de la Convention sur la biodiversité biologique lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Le lecteur comprendra alors que les préoccupations relatives à la conservation de la biodiversité marine n’ont finalement été que le résultat d’une rencontre entre le droit de la mer et le droit de l’environnement. Il devra cependant également comprendre que les conséquences de cette rencontre n’avaient rien d’évident.

Comme le met très clairement en exergue Pascale Ricard (La conservation de la biodiversité dans les espaces maritimes internationaux — Un défi pour le droit international, Paris, Pedone, 2019, sp. Introduction et Partie 1), l’une des principales difficultés à intégrer la protection de la biodiversité dans le droit de la mer tenait à la conciliation entre le caractère indivisible de la biodiversité et la fragmentation multifactorielle dont le droit de la mer fait l’objet. « Fragmenté par nature, puisqu’il est entièrement fondé sur la division des espaces maritimes », le droit de la mer repose en outre « sur la mise en œuvre de nombreuses conventions complémentaires et d’instruments de droit souple. Sa mise en œuvre est confiée à un foisonnement d’institutions internationales dont les compétences sont distinctes, mais qui peuvent se chevaucher » (Ibid., p. 51).

La protection de la biodiversité marine : un régime fragmenté ratione loci. De prime abord, la CNUDM privilégie une approche spatiale, en ce qu’elle divise les océans en six différentes zones et leur consacre des régimes juridiques distincts. Quatre de ces zones sont sous la juridiction de l’État côtier : la mer territoriale, la zone contigüe, la zone économique exclusive (ZEE) et le plateau continental. Les zones maritimes internationales, c’est-à-dire celles qui se situent au-delà des limites de la juridiction internationale, font ainsi l’objet d’une double appréhension. On y retrouve la haute mer et la zone internationale des fonds marins, autrement appelée « la Zone ».

Définie négativement comme « toutes les parties de la mer qui ne sont ni dans la zone économique exclusive, la mer territoriale ou les eaux intérieures d’un État, ni dans les eaux archipélagiques d’un État archipel » (art. 86), la haute mer obéit au traditionnel principe de Mare Liberum hérité de Grotius. Ouverte à tous les États et insusceptible de faire l’objet d’une quelconque appropriation (art. 89), elle est gouvernée par un principe de liberté de navigation, de survol, de construire des pipelines, de pêche et de recherche scientifique (art. 87). À la différence, la Zone est considérée, avec les richesses qu’elle contient, comme faisant partie du « Patrimoine mondial de l’humanité » (art. 136). N’étant dès lors susceptible d’aucune appropriation (art. 137), elle obéit toutefois à un régime antinomique à celui de la haute mer, puisqu’à la liberté caractérisant l’utilisation de cette dernière se substitue un régime d’autorisation et d’accès équitable, bien qu’exclusivement applicable à l’exploration et l’exploitation des ressources minérales (Partie XI). De cette dichotomie, il résulte donc une appréhension nécessairement différenciée des obligations incombant aux États en matière de conservation de la biodiversité ; ces dernières se trouvant « généralement formulées dans des termes variés en fonction des spécificités préétablies des zones maritimes » (P. Ricard, op. cit., p. 68).

Certes, ce constat peut ensuite être nuancé, dès lors qu’une partie entière de la CNUDM, consacrée à la protection et à la préservation du milieu marin, s’applique à toutes les zones maritimes (Partie XII). Toutefois, les obligations formulées sont justement de celles qui permettent d’entrevoir le caractère ponctuel de convention-cadre du texte des Nations Unies dont nous avons fait état quelques lignes plus haut. Appelant des mesures complémentaires, le respect de ces obligations ne peut, pour ce qui concerne les zones internationales, que reposer sur une coopération entre les États parties. Partant, on ne saurait nier que l’action des organisations internationales et/ou l’adoption des instruments internationaux résultant de cette coopération enrichissent les obligations de conservation incombant aux États. Mais les normes ainsi érigées restent toutefois dépourvues de la contrainte d’obéir à une cohérence globale.

La protection de la biodiversité marine : un régime fragmenté ratione materiae. Qu’on le souligne tout de même, le phénomène n’est propre ni à la protection de la biodiversité marine ni au droit de la mer. Par sa nature consensuelle (les États ne sont tenus de respecter que les obligations auxquelles ils ont consenti) et en raison de son expansion et de sa diversification, le droit international contemporain est un droit incontestablement fragmenté (voy. CDI, « Fragmentation du droit international : Difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », ACDI, 2006, vol II [2]). Simplement, cette sectorisation apparait peut-être plus prégnante dans le domaine nous intéressant présentement, dès lors qu’elle repose sur une double cause.  Au zonage de l’espace océanique s’est effectivement ajoutée une appréhension matérielle des obligations incombant aux États. Les mesures de conservations de la biodiversité marine variant ainsi selon les espèces et/ou les activités humaines concernées, il en résulte une certaine « adaptabilité », mais également (et paradoxalement) une « efficacité limitée » (P. Ricard, op. cit., p. 55). Parce qu’un droit en miettes oublie toujours certaines catégories, des espèces et des activités tombent dans l’angle mort de cet ensemble conventionnel, dès lors insuffisant à apporter une réponse unifiée à la problématique, pourtant holistique, de la conservation de la biodiversité marine.

Le caractère indivisible de la biodiversité marine. Néologisme construit à partir du grec bios (la vie), et de diversité pour désigner la variété,la biodiversité désigne intrinsèquement un ensemble indivisible. Définie comme « la variabilité des organismes vivants de toute origine » et englobant « la diversité au sein des espèces et entre espèce ainsi que celle des écosystèmes » (Convention sur la biodiversité biologique, art. 2), la biodiversité est l’ensemble des relations établies entre les êtres vivants, et entre ces êtres vivants et leur environnement. Partant, elle demeure étrangère à toute logique de discrimination. Et il en va d’autant plus de la biodiversité marine, qui présente cette particularité d’exister dans un milieu, assurément gigantesque, mais caractérisé par sa stabilité, sa continuité et sa connectivité. Dès lors, si sur terre, il n’est pas rare de trouver des espèces vivant sur quelques kilomètres carrés, les caractéristiques de l’océan ne favorisent pas l’existence de nombreuses niches écologiques (G. Boeuf, “Marine biodiversity characteristics”, Comptes rendus biologie, n°334, 2011, pp. 435-440). En d’autres termes, de la même manière que l’on a pu affirmer que les nuages ne s’arrêtent pas aux frontières, la biodiversité marine ne connait pas les zones : les ressources vivantes de la mer se déplacent, faisant fi des limites juridiques établies. Il en résulte des interactions écologiques – tant horizontales (par exemple, entre la ZEE et la haute mer) que verticales (par exemple, entre la Zone et la haute mer) – que le droit de la mer, dispersé et incomplet, ne suffit pas à appréhender (P. Ricard, op. cit., pp. 66 et ss). Ou du moins, ne « suffisait » pas à appréhender, au moment où l’on adoptait, le 19 décembre 2022, lors de la COP15 à la Convention sur la diversité biologique, un nouveau cadre mondial pour la biodiversité prévoyant la protection de 30 % des terres et de 30 % des mers à échéance 2030.

L’homogénéisation opérée par le Traité sur la biodiversité en haute mer. L’un des apports majeurs du nouveau traité sur la haute mer est ainsi de venir pallier les insuffisances décrites ci-devant en prévoyant une homogénéisation du régime de protection applicable aux espaces maritimes internationaux (c’est-à-dire ceux qui, échappant à la juridiction des États, reposent sur leur coopération). Quoique vulgairement nommé « Traité sur la Haute mer », cet accord, s’il concerne assurément la haute mer, ne lui est effectivement pas exclusif. Aux termes de l’article 1 § 4 du texte, la lexie « areas beyond national jurisdiction » renvoie également à « the Area » (en français, la Zone). Par-delà le fait qu’en rappelant le concept de « Patrimoine commun de l’humanité » (art. 5),il parait en étendre l’application à la haute mer, l’accord favorise surtout une approche globale de la protection de la biodiversité.

Les mesures prévues par le Traité sur la biodiversité en haute mer. Pour cela, en plus de la fixation d’un régime de partage juste et équitable des avantages tirés des ressources génétiques marines (Partie II) et un renforcement du transfert de technologies marines (Partie V), au profit, particulièrement, des pays en développement, le traité organise le recours à deux outils principaux de protection (V. Boré-Eveno, P. Ricard, « Fin des négociations “BBNJ” à l’ONU : enfin un traité pour protéger la biodiversité marine en haute mer ! », Le club des juristes, 17 mars 2023).

Le premier concerne les aires marines protégées (AMP). Permettant de définir un espace au sein duquel les activités humaines sont restreintes et la lutte contre la pollution renforcée aux fins de protéger un écosystème remarquable ou particulièrement sensible, le recours aux AMP est encore trop rare dans les zones internationales. Surtout, si plusieurs États peuvent déjà décider de créer une AMP afin d’y imposer une série d’obligation aux navires battant leur pavillon, le problème subsiste de la non-application des accords instituant ces AMP aux États ne les ayant pas ratifiés. Sur ce point, le nouveau traité prévoit donc des dispositions permettant de faciliter leur création, mais également leur opposabilité à l’ensemble des États parties (Partie III).

Le second outil concerne les études d’impact environnemental (EEI), instrument classique et indispensable de droit international en matière de prévention des dommages transfrontières (voy. Convention sur l’évaluation de l’impact sur l’environnement dans un contexte transfrontière, signée à Espoo le 25 févr. 1991, entrée en vigueur le 14 janv. 1998 ; CIJ, Affaire relative à des usines de pâtes à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), 20 avril 2010, Rec. CIJ, sp. § 203). Bien que la réalisation d’EEI soit apparue primordiale à l’égard des activités étant susceptibles de causer des dommages dans les espaces maritimes internationaux (voy. en ce sens CNUDM, art. 206), celles-ci ne faisaient cependant dans ce cadre l’objet d’aucun mécanisme de coordination. Avec le nouveau traité, cela est désormais chose faite (Partie IV).

Cela étant dit, on ne saurait affirmer que ce nouveau traité permettra d’anéantir toutes les menaces pesant sur la biodiversité marine. Bien « [qu’]assouplissant » la fragmentation des régimes résultant de la CNUDM (V. Boré-Eveno, P. Ricard, op. cit.), il reste néanmoins marqué par une logique de segmentation. D’abord, il est limité aux zones internationales, qui bien que représentant 60% de la surface des océans, s’opposent, par principe, aux zones relevant de la juridiction exclusive des États. Ensuite, il exclut également de son champ d’application les activités militaires, les activités de grande pêche – pré carré d’organisations régionales de gestion de la pêche –, et l’exploration et l’exploitation des ressources minérales contenues dans la Zone, en raison de la soumission de ces dernières à la règlementation de l’Autorité internationale des fonds marins. Enfin, et surtout, l’effectivité des mesures prévues par ce traité, qui doit, au demeurant, encore être régulièrement adopté et ratifié par les États avant d’entrer en vigueur, dépendra nécessairement de l’application qui en sera opérée par ces derniers. Aussi, s’il suscite déjà à la réflexion de la communauté scientifique (voy. High seas treaty: preliminary analysis and implementation challenges, webinar de l’IDDRI, 15 mars 2023), reste encore à espérer que l’enthousiasme qu’il procure aujourd’hui sera vouée à perdurer.