Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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MANIFESTATIONS ET RISQUES DE TROUBLES A L’ORDRE PUBLIC, J. Dalmazir, L. Marandola, L. Schegg

Joris Dalmazir

Luna Marandola

Lorena Schegg

Etudiants en Master 1 Droit – Professions juridiques et judiciaires – Université de Haute-Alsace

Commentaire de la décision du Tribunal administratif de Poitiers, 24 mars 2023 n°2300818, ordonnance de référé

Mots-clefs : juge administratif des référés – libertés fondamentales – manifestations – mesures restrictives de liberté – troubles à l’ordre public

La délicate articulation entre la préservation de l’ordre public et la sauvegarde des libertés fondamentales continue de susciter des débats brûlants, comme en témoigne la récente jurisprudence soumise à notre étude. Il convient alors d’expliciter la manière dont le juge des référés a jonglé avec ces deux impératifs cruciaux, offrant un nouvel éclairage essentiel sur les mécanismes qui guident de telles décisions dans un État de droit.

Le préfet de la Vienne a pris un arrêté le 17 mars 2023 interdisant temporairement le port et le transport d’armes, munitions, et objets pouvant constituer une arme par destination du 20 mars 2023 à 8h00 jusqu’au 27 mars 2023 à 20h00 sur le territoire de 33 communes. Cette mesure a été prise en réaction aux annonces de rassemblements prévus du 24 au 26 mars 2023 par des collectifs militants opposés à la construction de réserves d’eau. Le préfet redoutait de nouvelles manifestations violentes à l’image de celles intervenues quelques mois auparavant, les 29 et 30 octobre 2022. La commune de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres était alors devenue le théâtre de heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre, entraînant respectivement une trentaine et une soixantaine de blessés (« Sainte-Soline : violents heurts lors de la manifestation contre les bassines, une centaine de blessés » : La Croix.  Publié le 29 octobre 2022 https://www.la-croix.com/France/manifestants-forcent-grilles-chantier-reserve-deau-Sainte-Soline-2022-10-29-1201239961). La scène s’est répétée lors de la manifestation du 25 mars 2023, qualifiée de « déferlement de violence intolérable » par la première ministre Elisabeth Borne sur Twitter (« Contre les bassines, la manifestation tourne à l’affrontement » : La Croix. Publié le 24 mars 2023. https://www.la-croix.com/amp/1301260627).

Pour rappel, ces réserves de substitution que les médias appellent communément les « méga-bassines », sont des « ouvrages destinés à remplacer, de manière totale, les prélèvements à l’étiage dans le milieu naturel par des prélèvements en période de hautes eaux pour un usage différé en vue de l’irrigation. Elles sont généralement alimentées à partir de forages existants qui puisent en nappe souterraine uniquement dans la période hivernale, soit entre le 1er novembre et le 31 mars. » (Benoît GRIMONPREZ « La définition de la « méga-bassine» construite par le juge administratif. » in Droit rural Paris : LGDJ, coll. « Précis », 4e éd., 2023 p. 35).

La Ligue des droits de l’homme a aussitôt formé un recours en référé-liberté, demandant la suspension de l’exécution de l’arrêté préfectoral sur la base de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative.

Le préfet de la Vienne, auteur de l’arrêté contesté, a alors présenté un mémoire en défense afin de s’opposer au recours de la Ligue des droits de l’homme.

La Ligue des droits de l’homme fonde sa demande en référé sur le motif d’urgence que représente la situation. D’abord, elle met en exergue l’inapplicabilité de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure, sur lequel l’arrêté se fonde, en raison du défaut d’intervention d’un décret d’application pourtant prévu par cette disposition issue de l’ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 ayant créé le code. Elle motive ensuite sa demande en soutenant que l’arrêté du 17 mars 2023 porte une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté personnelle, la liberté d’expression collective des idées et des opinions, le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété. En effet, une manifestation devait se dérouler le 24 mars et l’arrêté couvre la large période du 20 mars à partir de 8h00 au 27 mars à 20h00. De ce fait, elle relève le caractère disproportionné de l’arrêté au vu de l’étendue de la zone géographique et temporelle de l’interdiction. Enfin, la Ligue souligne la nécessité de définir la nature des armes interdites, et que le fait d’interdire le port de ces objets repose uniquement sur la justification d’un motif légitime qui fait défaut en l’occurrence. 

Quant au préfet de la Vienne, il assure que l’absence de décret d’application n’est pas de nature à faire obstacle à l’entrée en vigueur des dispositions législatives. En outre, il explique la nécessité de l’étendue géographique de l’arrêté au motif que toutes les cibles potentielles y sont recensées. Il justifie la délimitation temporelle de l’interdiction en se basant sur des manifestations antérieures les jours précédant la manifestation qui avaient permis de transporter lesdits objets litigieux sur place.

Le juge des référés a rejeté la requête de la Ligue des droits de l’homme, statuant que l’arrêté préfectoral n’entraîne pas une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales (TA Poitiers, j. réf., 24 mars 2023, n°2300818 : Voir Dalloz Etudiant). Le Tribunal a également estimé que l’application des dispositions de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure n’était pas rendue impossible par l’absence d’un décret d’application. Le juge des référés a conclu que les mesures prises étaient proportionnées aux menaces graves à l’ordre public et nécessaires pour préserver cet ordre, et qu’en conséquence, il n’y a pas lieu qu’il fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. En somme, il n’était pas opportun de suspendre l’exécution de l’arrêté préfectoral.

La décision rendue par le juge administratif met en exergue l’ambivalence relative au contexte (I), ce qui a rendu son travail de conciliation entre l’ordre public et les libertés fondamentales d’autant plus délicat (II).

I.- Un contexte ambivalent

L’Etat de droit suppose de protéger les libertés fondamentales (A) tout en préservant l’ordre public (B).

A.- Sur la protection des libertés fondamentales

« L’État de droit impose que tout un chacun bénéficie d’une protection égale en vertu de la loi et prévient l’usage arbitraire du pouvoir par les autorités », c’est ainsi que le Conseil de l’Union européenne définit la notion d’État de droit (Etat de droit, in : Conseil de l’Union européenne. État de droit – Consilium (www.europa.eu) ). Le concept d’État de droit fait donc référence aux valeurs fondamentales de la société française reposant sur des principes essentiels à savoir la séparation des pouvoirs, le respect de la loi et des droits fondamentaux sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales. Ainsi, dans un État de droit nul n’est au-dessus des lois, y compris les pouvoirs publics. Effectivement, l’État de droit protège les libertés des citoyens contre le pouvoir et l’arbitraire de la répression (« Colloque – Etat de droit et droit pénal – Veille par Corinne MASCALA » : JCP G 2022, comm. 829). Ce jugement évoque différentes libertés telles que la liberté d’aller et venir, la liberté personnelle, la liberté d’expression collective des idées et des opinions. Sont également mentionnés divers droits fondamentaux comme le droit au respect de la vie privée et le droit de propriété.

Concernant la liberté d’aller et venir, elle est définie par le fait de pouvoir se déplacer librement sans contraintes et sans autorisation de la puissance étatique. Celle-ci a été reconnue comme ayant une valeur constitutionnelle par la décision n°79-107 du Conseil constitutionnel du 12 juillet 1979.

Pour ce qui est de la liberté d’expression, elle est définie comme le droit pour toute personne de penser comme elle le souhaite et de pouvoir exprimer ses opinions par tous les moyens qu’elle juge opportuns. La liberté d’expression a comme corollaire la liberté de la presse, la liberté d’association, la liberté de réunion, la liberté de manifestation mais aussi le respect d’autrui. Celle-ci est garantie, en droit français, notamment par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. (« En quoi consiste le droit au respect de la vie privée ? » : Vie publique. Publié le 6 juin 2023. www.vie-publique.fr).

La liberté personnelle, quant à elle, se définit comme l’ensemble des droits reconnus aux individus en tant que tels, quels que soient leur pays, leur origine ethnique ou sociale, leur sexe, leurs croyances religieuses ou politiques. Elle est prévue indirectement à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Concernant les droits fondamentaux, le droit de propriété se définit comme le droit, détenu par une personne physique ou une personne morale, d’user, de profiter et disposer d’un bien de toute nature, dans les conditions fixées par loi. Ce droit est garanti par l’article 17 de cette même Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi que par l’article 17 alinéa 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 18 décembre 2000.

En outre, il est également mentionné le droit au respect de la vie privée qui correspond à la sphère d’intimité de la personne. Elle se définit par opposition à la vie publique. Ce droit est notamment prévu à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme du 3 septembre 1953.

L’ensemble de ces droits et libertés fondamentaux sont donc garantis au plus haut niveau de la hiérarchie des normes et il est seulement possible d’y déroger dans des cas strictement encadrés par la loi, comme le prévoit notamment l’alinéa 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du 3 septembre 1953.

En l’espèce, est évoquée une « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté personnelle, à la liberté d’expression collective des idées et des opinions, au droit au respect de la vie privée et au droit de propriété » par la Ligue des droits de l’homme. C’est pourquoi elle juge qu’« il y a urgence à ordonner une mesure de sauvegarde dès lors que l’arrêté litigieux est toujours en cours d’exécution et a vocation à s’appliquer à une manifestation qui doit se dérouler à compter du vendredi 24 mars ». Elle considère que la « mesure prise est disproportionnée en ce qu’elle concerne un territoire de plus de plusieurs dizaines de kilomètres autour de la commune de Sainte-Soline et porte sans justification sur la période du 20 au 24 mars, au cours de laquelle aucun événement particulier n’est prévu ». En effet, elle soutient que les mesures prises nuisent à la liberté de manifester qui touche également à la liberté personnelle et d’expression collective des idées et des opinions. De plus, elle considère que l’aire géographique imposée nuit à la liberté d’aller-venir puisque le périmètre défini est bien trop large, ce qui est injustifié au vu des circonstances. Elle considère également que l’interdiction édictée par l’arrêté n’est pas justifiée par un motif légitime, ce qui viole encore plusieurs droits et libertés fondamentaux tel que le droit de propriété.

En effet, déjà avec sa célèbre jurisprudence Benjamin du 19 mai 1933 (n°17413 17520, Rec. p. 541) et plus encore depuis l’arrêt Ville Nouvelle Est du Conseil d’Etat en date du 28 mai 1971, (décision n°78825, Rec. p. 409), le juge administratif met en pratique un véritable contrôle de proportionnalité. Ici, il vérifie l’adéquation de la mesure à la nature et à la gravité de la menace et il recherche si des mesures moins attentatoires aux libertés auraient pu être prises.  En l’espèce, la Ligue des droits de l’homme souhaite démontrer que l’autorité administrative n’a pas opéré la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public en portant une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales.

B.- Sur la préservation de l’ordre public

L’ordre public est une conception définie, au début du XXème siècle, notamment par le juriste Maurice HAURIOU, comme un ordre matériel et extérieur pouvant être troublé par des atteintes extérieures. L’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) décrit les composantes de cet ordre public que sont la sûreté, la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques. La sûreté publique a pour but la sauvegarde de la sécurité physique des personnes. La sécurité publique concerne quant à elle la sauvegarde de l’intégrité matérielle des biens.

L’article L. 2215-1 du CGCT confie les pouvoirs de police au représentant de l’Etat dans le département qui peut prendre à ce titre « toutes mesures relatives au maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques ». Le préfet de la Vienne a usé de ces pouvoirs de police en l’occurrence afin de préserver la sûreté publique dans son département. En effet, l’arrêté du 17 mars 2023 constitue une mesure préventive afin de minimiser les conséquences des manifestations du 25 mars suivant. Comme expliqué précédemment, le contexte laissait présager de sérieux dégâts à la suite des différents cortèges. Le département limitrophe est celui des Deux-Sèvres où se trouve la commune de Sainte-Soline au sein de laquelle avaient déjà eu lieu des manifestations violentes les 29 et 30 octobre 2022.

Le préfet est donc effectivement bien compétent pour connaître de ces débordements et agir en prévention. En effet, si des dommages surviennent lors de manifestations sur la zone géographique dont il a la responsabilité, cela touche directement à la sûreté, à la sécurité et même à la salubrité publique. Des citoyens peuvent finir blessés et des biens peuvent être dégradés en raison de la manifestation violente, le préfet a donc tout intérêt à minimiser les effets de ce rassemblement au nom du maintien de l’ordre public. De surcroît, le préfet pourrait voir sa responsabilité engagée pour le motif de carence des mesures de police, comme en témoigne l’arrêt Doublet rendu par le Conseil d’Etat le 14 décembre 1962 (Rec. p. 680).

Le préfet a justifié la portée de son arrêté par le fait que « la zone géographique d’application de l’interdiction […] regroupe 20 sites de retenues d’eau, leur raccordement et les exploitations agricoles concernées : il s’agit donc de cibles pour les opposants aux réserves dont les actions revendicatrices sont déjà bien ancrées dans ce secteur depuis 2021 ». Les manifestants de cette région revendiquent effectivement, et ce depuis mars 2022, l’abandon de la construction de méga-bassines dans la région. C’est pour cette raison que les manifestations suivantes avaient été interdites en amont par le préfet des Deux-Sèvres (« Revivez les temps forts de la manifestation anti-bassines de Sainte-Soline » : Ouest-France. Publié le 29 octobre 2022. www.ouest-france.fr).

En outre, le représentant de l’Etat ajoute que « dans le cadre des événements prévus du 24 au 26 mars 2023 est envisagée une manifestation multi-sites de sorte qu’il existe une pluralité de cibles potentielles sur ces territoires et autour ». C’est cette incertitude sur le lieu précis de rencontre des manifestants qui a justifié l’étendue de l’arrêté sur 33 communes différentes. La zone potentiellement ciblée pour les mouvements anti-bassine pouvait recouvrir plusieurs sites à la fois, d’où le déploiement de plus de 3 000 gendarmes le 25 mars (« Contre les bassines, la manifestation tourne à l’affrontement » : La Croix. Publié le 24 mars 2023. https://www.la-croix.com/amp/1301260627).

Un motif important également est celui rappelant que « dans le passé, les jours précédant les manifestations avaient été mis à profit pour acheminer sur place le matériel et les armes par destination, ainsi que les participants ». Le but de l’arrêté est donc véritablement de prévenir les futurs débordements en limitant l’armement des manifestants. 

Le fait que ces mouvements soient tant redoutés s’explique évidemment par le fait qu’ils n’ont pas été pacifiques par le passé mais aussi et surtout par le fait qu’ils rassemblent un grand nombre de manifestants. Le préfet des Deux-Sèvres avait rapporté que les manifestations du 29 octobre avaient réuni 4 000 personnes, les organisateurs en invoquaient 7 000, chiffre impressionnant au vu de la zone géographique. En effet, la commune de Sainte-Soline compte seulement 350 habitants en 2020 (www.Insee.fr). 

La police administrative exercée par le représentant de l’Etat dans le département a, dans son essence même, une fonction préventive, c’est ce qu’a pu préciser le Tribunal des conflits dans un arrêt du 7 juin 1951 Consorts Noualek (Rec. p. 636).  Le préfet de la Vienne qui a édicté cet arrêté d’interdiction du port des armes sur la période du 20 mars au 27 mars 2023 ne cherche pas à réprimer une infraction déjà commise. Au contraire, ces dispositions visent bien à éviter tout débordement qui pourrait avoir lieu en cas d’armement massif des militants anti-bassine. Cette interdiction a été prise en considérant différents facteurs vus ci-dessus afin d’évaluer la gravité et la dangerosité de la situation. C’est cette vision globale de la situation qui a permis au préfet d’étendre ces mesures sur une si longue période ainsi que sur une si grande zone géographique.

II.- Une conciliation délicate entre garantie de l’ordre public et libertés fondamentales

Par le biais de sa décision souveraine (B), le juge administratif a préféré faire prévaloir l’ordre public au détriment des libertés fondamentales (A), et ce afin de préserver l’équilibre de l’Etat de droit.

A.- La primauté de l’ordre public au détriment des libertés fondamentales

Le législateur a prévu des mécanismes juridiques permettant la préservation de l’ordre public en autorisant la réduction, temporaire et sous conditions, de certaines libertés fondamentales. C’est le cas, entre autres, de l’article L. 122-3 du code de la sécurité intérieure qui permet au représentant de l’Etat en cas de crainte de troubles graves à l’ordre public lors d’une manifestation déclarée ou non, dès qu’il en a connaissance, d’interdire le port et le transport d’objets pouvant constituer une arme pendant les vingt-quatre heures précédant la manifestation et jusqu’à sa dispersion. Cette interdiction s’applique aux lieux de la manifestation, aux lieux avoisinants, et à leurs accès. Cette compétence est dévolue aux préfets, en leur qualité de représentants de l’État au niveau départemental et car ils ont la charge de préserver les intérêts de la nation.

Afin qu’une restriction trop arbitraire des libertés ne soit mise en place, les mesures restrictives peuvent toujours faire l’objet d’un référé-liberté, au cours duquel le juge administratif effectue un véritable contrôle de proportionnalité, recherchant l’adéquation, la nécessité et la proportion au sens strict de la mesure, compte tenu du but recherché par son auteur.

« En inscrivant cette exigence de stricte proportionnalité dans la loi, le législateur rappelle à l’exécutif ce que le juge administratif lui impose de longue date : dans un État de droit, la liberté doit rester la règle et la restriction de police l’exception. » (« Covid : les mesures restrictives de liberté résistent-elles au test de proportionnalité ? » : Dalloz Actualité. Publié le 23 septembre 2020. www.dalloz-actualite.fr/).

En l’espèce, dans le contexte du déroulement imminent de manifestations violentes dans le département des Deux-Sèvres, le préfet de la Vienne, département limitrophe, a pris un arrêté préfectoral interdisant le port d’arme sur une période d’une semaine et sur le territoire de 33 communes afin de limiter les violences. Le juge administratif rappelle que la liberté de manifestation a le caractère d’une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Cependant, il souligne également que son respect « doit être concilié avec la sauvegarde de l’ordre public » et qu’il incombe à l’autorité investie du pouvoir de police, lorsqu’elle est confrontée à la déclaration préalable stipulée à l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou lorsqu’elle dispose d’informations relatives à des appels à manifester, d’évaluer le risque de perturbation de l’ordre public suivant ainsi la position de la plus haute juridiction administrative.

En effet, dans le prolongement du principe selon lequel la liberté constitue la règle et la restriction de police l’exception, « le Conseil d’Etat a toujours veillé au respect du principe selon lequel l’autorité compétente doit toujours, avant de prendre une mesure de police, s’interroger sur le caractère excessif, ou pas, de la mesure par rapport au risque de trouble à l’ordre public. » (CE, 19 mai 1933, Benjamin, n°17413 17520, Rec. p. 541) (Pierrick GARDIEN « Les dangers de l’interdiction administrative de manifester » : La Revue des Droits de l’homme. Publié en juin 2015 https://journals.openedition.org/revdh/1386?lang=es#:~:text=32En%20effet%2C%20comme%20tout,de%20sa%20notification%20à%20l%27).

En somme, sous la supervision du juge administratif, l’autorité investie du pouvoir de police est tenue de mettre en œuvre des mesures préventives, parmi lesquelles peut figurer, le cas échéant, l’interdiction de la manifestation, si cette mesure apparaît comme étant la seule susceptible de préserver l’ordre public.

La reconnaissance du caractère fondamental de la liberté de manifester par le tribunal administratif de Poitiers ne fait pas cas à part. En effet, cette appréciation est reprise au mot près par le tribunal administratif de Paris dans une décision du 6 mai 2023, n° 2310107 qui reprend également les mêmes affirmations sur la conciliation du respect de cette liberté avec la sauvegarde de l’ordre public ainsi que sur le rôle de l’autorité investie du pouvoir de police. En effet, Le tribunal administratif de Paris a refusé le trajet proposé par l’association « Droit au Logement Paris et environs ». Il s’agissait d’une manifestation mobile organisée pour demander la réquisition de bâtiments et logements vides appartenant à l’Etat et différents grands propriétaires, ainsi que des évolutions législatives pour permettre une meilleure protection des mal-logés et sans-abris.

Il semble donc établi de jurisprudence constante que la liberté de manifester peut-être restreinte au profit de la sauvegarde de l’ordre public. D’un point de vue factuel, cela s’explique car les manifestations, rassemblements contestataires empreints de vives émotions, peuvent souvent conduire à des débordements. Dans un contexte plus récent, celui du conflit qui oppose Israël à la Palestine, le Tribunal administratif de Paris, le 28 octobre 2023 (n° 2324738, 2324760, 2324814), a confirmé à l’issue d’une procédure de référé-liberté, l’interdiction par le préfet d’une manifestation propalestinienne déclarée pour le 28 octobre 2023 en raison d’un risque particulier et sérieux de violences. En effet, contrairement à d’autres manifestations s’étant déroulées les 19, 22 et 24 octobre 2023, ce nouveau rassemblement n’était pas statique mais déambulatoire. D’autant plus que le cortège de plus de 3,5 km, se déroulait pour partie « dans les quartiers du Marais et du Sentier où est implantée une communauté juive importante et sont installés notamment des lieux culturels et cultuels juifs » et que le trajet emprunté regorgeait de nombreux commerces et connait une fréquentation notable les samedis après-midi. (Tribunal administratif de Paris « Manifestation en soutien à la Palestine du samedi 28 octobre 2023 : Le juge des référés valide l’interdiction prononcée par le préfet de police », communiqué de presse, publié le 30 octobre 2023 : http://paris.tribunal-administratif.fr/Actualites-du-Tribunal/Espace-presse/Manifestation-en-soutien-a-la-Palestine-du-samedi-28-octobre-2023-Le-juge-des-referes-valide-l-interdiction-prononcee-par-le-prefet-de-police#:~:text=Par%20une%20ordonnance%20nos,juge%2C%20à%20interdire%20une%20manifestation).

Dans la décision ici commentée, le juge des référés du tribunal administratif de Poitiers ne se cantonne pas à la liberté de manifester, mais évoque également la possibilité de restreindre d’autres libertés pour des exigences d’ordre public. Il cite notamment la liberté d’expression et de communication ainsi que la liberté d’aller et venir, ajoutant que toute mesures restrictives prise à l’encontre de ces libertés doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. Cette évocation de la restriction de la liberté d’aller et venir par le juge témoigne certainement de l’impact qu’a eu la période du COVID-19, pendant laquelle le thème de la privation des libertés individuelles au profit de l’intérêt public était prépondérant au sein des discussions publiques, et qui a connu son lot de revendications envers certaines mesures restrictives prises dans ce contexte.

Par exemple, le juge des référés du Conseil d’Etat a déjà ordonné la modification d’une mesure de police. Nous avons notamment pu le voir avec la mise en place par le gouvernement d’une limite de 30 personnes dans les établissements de culte. Un référé-liberté introduit par des associations cultuelles et un membre du clergé catholique a conduit le juge à ordonner la modification de cette mesure dans un délai de 3 jours, afin de l’adapter pour qu’elle tienne compte par exemple de la superficie des établissements ou de leur capacité d’accueil, afin que celle-ci soit strictement proportionnée au risque sanitaire (CE, référé, 29 nov. 2020, n° 446930).

En somme, comme nous avons pu le voir à travers des exemples concrets, notamment dans contexte épidémique ou de manifestations, le juge administratif souligne la nécessité d’ajuster les mesures restrictives pour qu’elles soient adaptées, nécessaires, et proportionnées aux risques réels, illustrant ainsi le constant équilibre entre la sauvegarde de l’intérêt public et le respect des droits individuels. De cela découle l’importance du contrôle de proportionnalité par le juge administratif et la mise en lumière de la délicate balance entre la préservation de l’ordre public et le respect des libertés fondamentales.

B.- Une décision souveraine du juge administratif

Pour qu’un référé-liberté soit recevable, il faut d’abord justifier d’une urgence, qu’une liberté fondamentale soit en cause, et qu’une atteinte sur cette dernière soit grave et manifestement illégale. C’est ce que prévoit l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

En l’espèce, le référé-liberté ne respectait pas les conditions précitées pour être considéré comme telle selon le juge des référés. Celui-ci indique que la requête opérée ne justifie pas d’un caractère urgent. En effet, le juge évoque que le respect de la liberté de manifestation a bien été concilié avec la sauvegarde de l’ordre public. En effet, il affirme que l’autorité investie du pouvoir de police, ici le préfet, a pris les mesures légitimes au vu des troubles à l’ordre public que les manifestations auraient pu occasionner. Ainsi, ces mesures sont bien nécessaires, adaptées et proportionnées au vu des circonstances qui font craindre des troubles graves à l’ordre public. De plus, concernant la limitation géographique, il évoque que l’aire géographique où s’applique la mesure ordonnée par le préfet se limite aux lieux de la manifestation, aux lieux avoisinants et à leurs accès. Sur la base de ces motifs, le juge rejette la requête. Effectivement, cette décision est considérée avoir été rendue au bénéfice du maintien de l’ordre public au vu des soulèvements antérieurs acharnés qu’avaient provoqué les militants anti-bassine.

Cependant, il est légitime de s’interroger sur la véritable proportionnalité de ces mesures. En effet, la décision rendue paraît arbitraire au vu de l’étendue si importante de l’interdiction et par conséquent de l’intense répression des différentes libertés fondamentales précitées. Dans cette tendance désireuse de mettre fin à « l’extrême violence de groupuscules fichés par les services de renseignements », Gérald DARMANIN, ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, a demandé le 28 mars 2023 la dissolution du groupement Soulèvements de la terre à l’initiative de ces manifestations (« Sainte-Soline : Darmanin veut dissoudre Soulèvements de la terre » : Le Point. Publié le 28 mars 2023. www.lepoint.fr). Effectivement, il est possible de dissoudre une association ou un groupement de fait en cas d’agissements violents de ses membres contre des personnes ou des biens. « Une dissolution est justifiée à ce titre si une organisation incite, explicitement ou implicitement, à des agissements violents de nature à troubler gravement l’ordre public » (« Soulèvements de la Terre, GALE, Alvarium, CRI : le Conseil d’État précise les critères justifiant la dissolution d’une association ou d’un groupement » : Conseil d’Etat, publié le 9 novembre 2023, www.conseil-etat.fr). Un décret en date du 21 juin 2023 a effectivement dissous le groupement de fait Soulèvements de la terre en raison notamment de leur « caractère violent et déterminé ». Le groupement a alors émis une requête au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat afin de voir annuler ce décret. Le Conseil d’Etat, dans sa décision n°476384 en date du 9 novembre 2023, a reçu cette demande et a annulé le décret du 21 juin 2023 portant dissolution du groupement de faits précité. La juridiction motive cette décision par le fait que « la dissolution du groupement ne peut être regardée, à la date du décret attaqué, comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public ». Or, si la dissolution du groupement à l’origine des manifestations violentes concernées par l’arrêté du préfet de la Vienne n’est ni adaptée, ni nécessaire, ni proportionnée, il semble peu cohérent que ledit arrêté puisse prétendre à ces qualités.