Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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COMPTE-RENDU DU SÉMINAIRE DE RECHERCHE « LA PRISE EN CHARGE DES DOMMAGES LIES A LA CRISE : REGARDS FRANCO-JAPONAIS », 2de PARTIE, K. VYSHKA

Klea VYSHKA

Doctorante à l’Université Jean Monnet Saint-Étienne
Membre du CERCRID

Lien vers la première partie

Session 1 : Les responsabilités liées à la Covid-19

– Seconde partie –

Les 30 juin et 1er juillet 2021 s’est déroulée à l’Université Jean Moulin (Lyon 3) la première partie d’un séminaire de recherche organisé à la suite d’une collaboration franco-japonaise entre deux équipes françaises, le CERCRID de l’Université Jean Monnet Saint-Étienne, l’unité de recherche Louis Josserand de l’Université Jean Moulin et des équipes japonaises de la Graduate School of Law and Politics de l’Université de Tokyo. Les experts se sont réunis dans le but de proposer un état des lieux des différentes responsabilités envisageables dans le cadre de la crise sanitaire, avec un focus sur la prise en charge des dommages liés à la pandémie, dans une perspective de droit comparé.

Deuxième journée

Thème 2 : La responsabilité civile (suite et fin)

La responsabilité médicale appliquée au traitement des malades de la Covid-19

Madame Stéphanie Porchy-Simon, professeure et directrice du Cendre de droit de la responsabilité et des assurances de l’Université Jean Moulin Lyon 3 ouvre les travaux de la deuxième journée de ce séminaire en présentant son analyse de la responsabilité médicale appliquée au traitement des malades de la Covid-19. Il y a eu lieu ici de faire quelques rappels rapides en ce qui concerne les principes de la responsabilité médicale, telle qu’elle existe en France. Depuis un certain moment il y a des règles identiques qui gouvernent la responsabilité médicale qui vont s’appliquer à tous les cas de prise en charge des patients, c’est-à-dire les mêmes règles vont s’appliquer lorsqu’un patient est pris en charge dans un établissement de santé public et dans un établissement de santé privé. Mais ce système d’unité de règles a quand même laissé subsister une dualité de compétences juridictionnelles selon le type d’établissement qui prend en charge le patient. Ainsi, la responsabilité pourrait être évoquée soit devant le juge judiciaire lorsque le professionnel de santé est un médecin exerçant a titre libéral ou s’il s’agit d’un établissement de soins privé, alors que la responsabilité sera évoquée devant le juge administratif lorsque le défendeur est un service public hospitalier. Les règles peuvent ainsi s’interpréter différemment selon le juge qui va être saisi, même si la professeure Porchy-Simon indique qu’il y a des efforts de rapprochement.

Sous réserve de la dualité des compétences juridictionnelles, le principe de la responsabilité médicale en droit français est celui mis en place depuis l’arrêt Mercier de la Cour de cassation, soit celui d’une responsabilité médicale qui est fondé sur la faute. Cette responsabilité s’est trouvée au cœur de l’intervention, la solidarité nationale ayant été plus largement traitée lors de la première journée de travaux et devant être approfondie lors de la deuxième session du séminaire.

Les principes qui ont été ainsi rappelés sont mis à l’épreuve par la crise de la Covid-19, puisque l’activité médicale était le premier niveau de prise en charge, une prise en charge qui a été assurée dans des circonstances exceptionnelles. Pour la suite de la discussion, la professeure Porchy-Simon propose donc de se pencher sur la typologie des fautes dans le cadre d’une responsabilité qui pourrait être éventuellement reprochée aux professionnels de santé, avant d’insister sur les difficultés de mise en œuvre de cette responsabilité. Cependant, elle avertit le public que cette intervention va soulever plus de questions qu’apporter de réponses.

S’agissant de la faute médicale, il convient ici de mobiliser l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique (CSP) qui encadre les hypothèses de faute dont il faut identifier trois types différents. La première est la faute d’éthique médicale qui porte principalement sur la méconnaissance du droit à l’information d’une part et la méconnaissance du consentement du patient de l’autre part. Le contenu de l’obligation d’information est posé dans le CSP aux articles L. 1111-2 et suivants de sorte que le professionnel de santé doit informer largement le patient sur tous les aspects de la prise en charge. Evidemment, les difficultés liées à la Covid-19 ressortent tout de suite. En rebondissant sur les propos de Monsieur Rias, il apparaît que ces difficultés sont évolutives au fil du temps de la progression de l’épidémie. Et même si au début de l’épidémie l’information était quelque peu floue, il ne faut pas oublier que le Conseil d’Etat a pu considérer dans le cas d’une thérapie où les risques n’étaient pas encore maîtrisés, que le fait de ne pas tous les connaitre devrait faire l’objet d’une information. En tout cas, il semble impossible d’apprécier la responsabilité des professionnels de santé de la même manière en début d’épidémie et aujourd’hui. Concernant la méconnaissance du consentement du patient, la difficulté principale semble être la multitude d’hypothèses qui se présentent. Cependant, le plus souvent il s’agit de décisions potentielles d’arrêt de soins, qui en partie sont encadrées par l’article L. 1110-5-1 CSP qui envisage la possibilité d’arrêter des soins inutiles, disproportionnées. Sur le plan de la faute d’éthique, on pourrait donc imaginer des tentatives d’engager la responsabilité du service public hospitalier sur cette base.

La professeure Porchy-Simon identifie ensuite la faute de technique médicale comme la faute centrale qui pourrait donner lieu à des contentieux. Elle se définit comme l’obligation pour le médecin de respecter les données acquises de la science « à la date des soins ». Cette faute peut être commise pendant toutes les phases de l’acte médical. Si nous continuons l’analyse sous le prisme de la Covid-19, on pourrait donc reprocher au médecin une faute dès le diagnostic du virus. Il faudrait cependant distinguer entre erreur et faute : l’erreur de diagnostic ne serait pas une faute qui engage la responsabilité, en revanche ne pas tout avoir mis en œuvre pour poser le bon diagnostic sera considéré comme fautif. Les appréciations différentes selon le moment de l’épidémie se retrouvent ici aussi, car il sera quasiment impossible de reprocher une faute de diagnostic si un patient arrive avec des troubles respiratoires au début du mois de janvier 2020. Le problème central dans cette typologie de faute semble être cependant le choix thérapeutique : quel médicament doit-on prescrire pour traiter l’infection ? La professeure Porchy-Simon rappelle qu’en droit français, il existe le principe de liberté thérapeutique selon lequel le médecin choisit le traitement qui lui paraît le plus adapté, en veillant à prescrire uniquement des médicaments qui disposent d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). Par exemple, les médecins qui ont prescrit l’hydroxychloroquine vont voir leur responsabilité limitée par deux éléments : premièrement par l’application de l’article L. 3131-3 CSP qui prévoit que les professionnels de santé ne pourront pas être tenu responsables des dommages dans le cadre de mesures sanitaires d’urgence, concernant la prescription ou administration des médicaments en dehors des applications thérapeutiques dans des conditions normales. Et deuxièmement, il ne faut pas oublier que dans le cas de l’hydroxychloroquine, il y avait une autorisation temporaire d’utilisation qui a été accordée par décret. La situation n’a toutefois pas perduré, car le milieu scientifique s’est vite rendu compte que les études sur l’utilisation de ce médicament étaient insuffisantes, voire douteuses. Il paraît donc difficile de rechercher la responsabilité du médecin pour la prescription de ce médicament, mais ce uniquement pendant la période d’autorisation temporaire.

Pour conclure sur la typologie de la faute, il existe aussi les fautes de mise en œuvre des soins, qui concernent tous les actes médicaux pratiqués. Il convient ici de rappeler la particularité de la prise en charge lors des vagues de contaminations : les soins ne sont pas fournis dans le contexte d’une activité normale des soignants. Une mention doit être aussi faite par rapport à l’infection nosocomiale et surtout dans les cas où l’infection causerait un taux d’invalidité inférieur à 25 % (article L. 1142-1 CSP) qui relèverait d’une responsabilité pour faute présumée de l’établissement de soins. Cependant, la professeure Porchy-Simon n’insiste pas sur le sujet, car ces questions relèvent davantage de la solidarité nationale.

En ce qui concerne les difficultés de la mise en œuvre de cette responsabilité, l’intervenante insiste sur deux points : d’abord sur les difficultés liées aux circonstances de l’acte médical et ensuite sur les difficultés liées à l’imputabilité des séquelles à l’acte médical. Sur le premier point, l’appréciation de la faute sera perturbée par l’évolution très rapide des connaissances scientifiques sur la maladie, sur l’urgence, sur la prise en charge souvent des personnes inconscientes. Le point central serait donc l’existence d’une responsabilité évolutive et pour la caractériser, au moins en France, ce qui compte est la situation globale à la date des soins. Sur l’imputabilité des séquelles, les questions continuent à se poser sans qu’il y ait des réponses claires : si un patient souffrant d’états antérieurs, de comorbidités, décède ou subit des séquelles graves, quelle est la cause finale de cet état ? Sera-t-il imputable à l’état antérieur, à la contamination ou finalement à la faute de médecin ?

Enfin, la professeure Porchy-Simon reconnaît que cette intervention a soulevé plus de questions qu’elle n’en a résolu, et conclut en admettant que la Covid-19 est une maladie évolutive, et à cause de cette nature, l’appréciation des risques pose un certain nombre de difficultés pratiques.

Pour continuer dans cette perspective, Madame Emmanuelle Lemaire, docteur en droit et lecturer à l’Université d’Essex, propose un éclairage de la responsabilité médicale appliquée au traitement des malades de la Covid-19, en droit britannique. En guise d’introduction, elle a rappelé que le Royaume-Uni a été l’un des pays les plus touchés par le nombre important des décès liés à la Covid-19 et il semblerait que le mot d’ordre du système de santé britannique (NHS) était l’adaptation sur plusieurs champs. Une des plus grandes adaptations s’est peut-être fait sur le plan humain, car plusieurs volontaires (professionnels de santé retraités, étudiants en dernière année de médecine) ont répondu à l’appel du gouvernement pour rejoindre les rangs du NHS lors des périodes de crise absolue. Dans ce contexte, il n’est guère étonnant de se trouver confronté à l’inquiétude grandissante des professionnels quant à l’engagement de leur éventuelle responsabilité médicale. C’est pour cela que des organisations professionnelles britanniques ont fait appel au gouvernement pour introduire une immunité de responsabilité spécifique au NHS, qui couvrirait tout dommage ou décès subi à l’occasion d’un acte ou traitement accompli de bonne foi durant la crise de la Covid-19. L’intervention de Madame Lemaire se concentre finalement sur cette question : est-ce que le risque encouru par les soignants en droit anglais est si important qu’il justifierait une immunité de responsabilité civile et serait-il donc nécessaire d’ainsi l’introduire ?

Avant d’aller plus loin, Madame Lemaire confie qu’une telle immunité pour protéger le NHS ne lui paraît pas nécessaire, et ce en raison de deux éléments en particulier. Premièrement car la crainte d’une augmentation de la responsabilité médicale pour la crise de la Covid-19 ne semble pas justifiée car les obstacles sont déjà très nombreux et deuxièmement car en droit anglais ce ne sont pas les professionnels de santé qui supportent le poids financier en cas de responsabilité médicale engagée.

Sur le premier point, Madame Lemaire propose à l’audience de commencer par envisager le risque de responsabilité médicale dans le cadre de la crise sanitaire en limitant les propos uniquement aux médecins généralistes (secteur privé) et ceux travaillant à l’hôpital (secteur public). Le point de départ de la responsabilité médicale en droit anglais est également la faute, autrement dit tort of negligence. Autrement dit, la victime doit démontrer qu’un devoir de diligence (duty of care) lui est dû par le défendeur, qu’il y a eu violation de ce droit, qu’il existe un lien de causalité entre la violation du devoir de diligence et la survenance du dommage, et enfin l’existence d’un dommage réparable. Généralement, les aspects qui posent le plus souvent des difficultés sont la preuve d’une faute, donc la violation du droit de diligence et l’existence du lien de causalité. La faute médicale serait particulièrement difficile à prouver car le médecin n’est pas considéré fautif s’il a agi en conformité avec les pratiques jugées raisonnables par un groupe compètent d’experts locaux travaillant dans la même spécialité (arrêt Bolam). L’élément-clé semble être donc le caractère raisonnable de la pratique suivie, laquelle doit passer deux niveaux de contrôle : le groupe d’experts et finalement le juge. Il faut finalement reconnaitre qu’il est rare qu’un juge parvienne à la conclusion qu’une pratique soit totalement dépourvue de fondement et par conséquent il semble être particulièrement difficile de prouver la négligence médicale en droit britannique. S’agissant de la preuve de causalité, l’intervenante la caractérise comme une sorte de probatio diabolica en matière médicale en général et en matière de crise sanitaire globale en particulier. Ici, le demandeur doit prouver qu’il est plus probable qu’improbable que sans la négligence médicale le dommage ne serait pas survenu, mais peut-on être sûr que le patient aurait échappé à la mort s’il avait été pris en charge trois heures plus tôt, par exemple ?

Madame Lemaire envisage au moins trois situations qui peuvent conduire à l’engagement d’une responsabilité médicale, en gardant les limites déjà présentées à l’esprit. Le premier, en suivant en cela l’intervention de la professeure Porchy-Simon, serait la faute de diagnostic. En droit anglais, la réponse à la question à savoir si le médecin a commis une faute de diagnostic dépendrait du fait s’il a agi de façon raisonnable au regard des circonstances spécifiques (n’oublions pas que les techniques disponibles pour le diagnostic de la maladie n’étaient pas disponibles tout de suite et qu’il y a eu des pénuries). Par conséquent, le même raisonnement du stade de l’évolution de la Covid-19 et des connaissances scientifiques la concernant est également applicable dans cette analyse. Par conséquent, il est très improbable qu’une erreur de diagnostic soit constitutive d’une négligence médicale dans ces circonstances. Sur la faute potentielle dans le choix thérapeutique, Madame Lemaire invite les participants à imaginer un scénario dans lequel le médecin qui a correctement diagnostiqué la maladie prend la décision de ne pas transférer le patient à l’hôpital. Cette décision pourrait-elle constituer une négligence médicale si le patient développe ultérieurement des formes graves du virus ? De nouveau, la réponse dépendra du point de savoir si un médecin raisonnable aurait agi de façon identique face au même patient. Dans tous les cas pour que l’erreur soit constitutive d’une négligence médicale, le demandeur devra démontrer que selon toute probabilité, le dommage ne serait pas survenu si le patient avait été admis à l’hôpital. Ici, le plus grand obstacle serait de définir le lien de causalité. La troisième situation envisageable est aussi celle qui pourrait plus facilement caractériser une négligence médicale à l’encontre du médecin. Il s’agit de la prescription de certains médicaments, et plus précisément de l’hydroxychloroquine qui a causé tant de débats. Cependant, contrairement à la situation en France, au Royaume-Uni ce médicament n’a jamais fait objet d’une autorisation sanitaire pour le traitement des malades de la Covid-19. Si l’on suivait ici le test Bolam, la prescription de ces médicaments ne serait probablement pas jugée raisonnable par le groupe d’experts médicaux, ce qui pourrait effectivement engager la responsabilité médicale par la suite.

A travers cette analyse, Madame Lemaire mesure ainsi finalement la difficulté d’engager la responsabilité des médecins au Royaume-Uni. Dans ce contexte-là, l’immunité de responsabilité civile ne semble donc pas nécessaire. D’ailleurs, elle semblerait d’autant moins nécessaire que les professionnels de santé au Royaume-Uni sont déjà couverts par un mécanisme d’assurance particulier et ne supporteront pas le coût financier des potentiels dommages causés, ce qui constitue le deuxième point de l’intervention.

Au Royaume-Uni, il existe une particularité : les organismes relevant du NHS sont responsables des cas de négligence médicale imputables aux employés ayant agi dans l’exercice de leurs fonctions. Ces organismes adhèrent à leur tour au Clinical Negligence Scheme for Trusts (CNST), administré par le NHS Resolution. La conséquence finale est qu’en cas de responsabilité médicale, l’hôpital public sera juridiquement et financièrement responsable et NHS Resolution couvrira l’indemnisation du patient. Le secteur privé bénéficie d’un mécanisme identique, avec la création du Clinical Negligence Scheme for General Practice (CNSGP), également administré par le NHS Resolution. En fin de compte, les médecins travaillant à l’hôpital et les médecins généralistes sont financièrement protégés de toute action en responsabilité médicale. Toutefois, il ne faudrait pas oublier toutes les personnes volontaires qui ont prêté main forte lors des vagues importantes et qui n’entrent dans aucune des catégories mentionnées précédemment. Dans ces cas, la loi du 25 mars 2020, appelée aussi Coronavirus Act, a cherché à y répondre en créant un nouveau mécanisme : le Clinical Negligence Scheme for Coronavirus (CNSC), qui couvre le personnel soignant volontaire ou d’autres personnes qui ne bénéficient d’aucune assurance de responsabilité médicale.

En conclusion, selon Madame Lemaire, il n’est pas nécessaire d’introduire en droit britannique un mécanisme d’immunité de responsabilité civile pour protéger les professionnels de santé. En plus, il ne serait pas souhaitable, car il risque d’envoyer au patient des messages contradictoires quant à la prise en charge lors de la crise de la Covid-19.

La responsabilité du fait des vaccins contre la Covid-19

Pour poursuivre la discussion sur la responsabilité médicale appliquée aux malades de la Covid-19, Monsieur Morimichi Sumida, professeur adjoint à l’Université préfectorale d’Osaka, nous a éclairci sur les questions liées aux accidents de vaccination et à la responsabilité civile y afférente en droit japonais. La vaccination au Japon a commencé en mars 2020, et comme pour un certain nombre de pays, les premières catégories de population à être vaccinés étaient les professionnels médicaux. Monsieur Sumida regrette cependant que l’on ne discute guère du droit de la responsabilité civile en lien avec les accidents liés à la Covid-19. Cependant, cela ne veut pas dire que le système japonais n’est pas préparé pour encadrer des accidents liés à la Covid-19, puisqu’il existait dès avant la crise sanitaire une loi sur la réparation des dommages imputables à la vaccination ainsi qu’une jurisprudence constante sur des accidents de vaccinations. Avec cette intervention, Monsieur Sumida a donc pour but de présenter l’évolution de la jurisprudence sur des accidents médicaux liés à la vaccination et de s’interroger sur la question à savoir quel droit serait applicable à l’indemnisation des victimes pour cette nouvelle crise ?

Afin d’atteindre cet objectif, Monsieur Sumida commence en premier lieu par indiquer la place du vaccin dans le droit commun de la responsabilité civile. Il rappelle que depuis la modernisation du Japon, l’un des principes phares du droit privé est la responsabilité délictuelle pour faute. Selon la doctrine traditionnelle, l’idée d’éviter les accidents en faisant preuve de diligence et de prudence est une base solide du droit de la responsabilité dans le Japon moderne. En somme, nous pouvons et devons éviter les actes qui causent des dommages prévisibles. Cependant, Monsieur Sumida admet que cette idée soit soumise à des changements importants aujourd’hui, à la suite des nombreux progrès scientifiques dans beaucoup de domaines, y compris évidemment en matière de santé. Selon lui, « l’acceptation de la vaccination exige que l’on modifie l’interprétation d’une partie de la condition dans la responsabilité civile ». De manière intéressante, il se réfère à la vaccination comme un tirage au « sort pour l’enfer », expression que nous pourrons retrouver dans la doctrine sur les accidents de vaccination. Ainsi, pour déterminer l’obligation du médecin qui peut exister dans ces situations, la doctrine ajoute la prise en considération d’un élément : l’efficacité de la vaccination. En tout cas, nous ne pourrons pas déduire directement une obligation de réparation à la suite de l’existence d’un accident prévisible. L’ajout de ce nouvel élément ne facilite pas pour autant la tâche, puisque la prise en compte du rapport bénéfice/risque dans l’appréciation de la faute engendre systématiquement des difficultés.

Dans un second temps, Monsieur Sumida précise que la jurisprudence sur les accidents de vaccination au Japon a accordé des réparations aux victimes, sur le fondement de la responsabilité. Les décisions des tribunaux japonais sur la responsabilité médicale sont devenues de plus en plus nombreuses et, durant la première période de l’évolution, la jurisprudence a approuvé l’existence d’une obligation stricte du médecin, sans pour autant aller jusqu’à une obligation de résultat. Sur le professionnel de santé, l’on impose donc une obligation de prendre toutes les précautions pour prévenir le risque. Quant au lien de causalité, il est ici nécessaire de démontrer uniquement la haute probabilité qui permet d’affirmer le lien entre le fait et le résultat. Monsieur Sumida mentionne aussi que, dans ce domaine, une responsabilité sans faute n’existe pas en droit japonais.

En cas d’accident de vaccination donc, afin de déterminer le lien de causalité entre la vaccination et le dommage causé, la jurisprudence généralement affirme que trois conditions devront être remplies : la proximité dans le temps et l’espace entre la vaccination et les symptômes des victimes, l’explication raisonnable au point de vue médical et l’absence des autres causes. En ce qui concerne la faute, la jurisprudence exige uniquement la simple faute des médecins (l’obligation de respecter les doses d’injection, de ne pas donner la seconde dose sans une période d’intervalle scientifiquement reconnue…). En 1976, la Cour suprême du Japon a eu l’occasion de traiter pour la première fois spécifiquement un accident de vaccination. Selon cette jurisprudence, la faute du médecin sera présumée si le médecin ne respecte pas son obligation d’interrogation au moment de la consultation afin de connaitre les contre-indications possibles du patient au vaccin. La charge de la preuve incombera au défendeur.

Il est également important de mentionner que la loi sur l’indemnisation par l’Etat pour la vaccination dite « non-privée » (les vaccinations obligatoires et recommandés par l’Etat), qui est entrée en vigueur en 1976, donne la possibilité aux victimes d’obtenir une indemnisation plus facilement. Au titre de cette loi, il n’est plus nécessaire de prouver ni l’existence de la faute, ni le défaut du vaccin, et l’établissement du lien de causalité sera examiné par un comité spécial du ministère de la santé et du travail.

Finalement Monsieur Sumida insiste sur le fait que la jurisprudence japonaise affirme une obligation stricte du médecin dans ces situations. La loi du 1976 sur les indemnisations pour la vaccination est également applicable au cas de la Covid-19, mais puisque la situation continue à évoluer, il est évident qu’on devrait plutôt considérer la jurisprudence sur la responsabilité médicale.

Monsieur Jonas Knetsch, professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, a souhaité éclairer les participants sur le cadre plus général de la vaccination. Il n’est pas un secret que dès l’apparition de la maladie, les laboratoires pharmaceutiques ont commencé une course contre la montre pour développer un vaccin efficace, car la possibilité que la Covid-19 se transforme en une pandémie mondiale a été identifiée assez tôt. Les campagnes de vaccination massive dans chaque État se sont révélées comme un élément-clé d’une stratégie de lutte contre le virus et force est de constater que cela reste d’actualité. Dans son intervention, le professeur Knetsch ne souhaite pas analyser la pertinence de cette stratégie, mais se concentrer sur l’analyse juridique, non pas du cadre règlementaire de la vaccination, mais des effets indésirables de la vaccination et donc à la question de savoir comment on peut prendre en charge les personnes qui sont atteintes de troubles causés par la vaccination ?

En France, il existe un niveau complet de prise en charge assuré par le régime du droit commun de l’assurance maladie dont certains éléments ont été mentionnés lors des précédentes interventions (dont le régime accidents du travail/maladies professionnelles) ainsi que certaines parties qui vont être étudiés plus amplement lors du second séminaire à Tokyo (les assurances privées et les mécanismes hybrides). Pour ce premier séminaire sur la prise en charge des dommages lié à la Covid-19, l’intervention du professeur Knetsch portera sur les questions de la responsabilité civile et pour ce faire il semble important de présenter d’abord les acteurs impliqués dans la campagne de vaccination.

L’intervenant nous invite à distinguer deux phases importantes dans cette campagne : le développement du vaccin qui désormais est achevé, et ce pour presque toutes les catégories de la population, et ensuite la phase de l’administration du vaccin. Dans la première phase nous pouvons identifier non seulement les fabricants des vaccins, donc les laboratoires pharmaceutiques, mais aussi les autorités nationales et européennes veillant sur les questions de sécurité sanitaire, à savoir l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament en France (ANSM), la European Medicines Agency (EMA) au niveau européen ainsi que la Commission Européenne qui accorde les autorisations de mise sur le marché, sur avis positif de l’EMA. Si l’on se concentre sur la deuxième phase, et sous l’angle du droit français, nous pouvons identifier le ministère de la Santé qui émet les recommandations vaccinales et identifie les catégories de la population qui pourront se faire vacciner en priorité, mais aussi les médecins prescripteurs et vaccinateurs qui administrent en dernier lieu le vaccin. Étant donné que l’intervention porte principalement sur la responsabilité civile, le professeur Knetsch s’est donc concentré sur la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques dans un premier temps et sur les médecins prescripteurs et vaccinateurs dans un second temps.

Pour commencer par les laboratoires pharmaceutiques, il convient d’évoquer le régime de respon­sabilité du fait des produits défectueux, mais l’intervenant craint bien que les choses ne soient pas si simples que cela. Le premier « réflexe » serait sans doute de penser à ce régime spécifique qui s’impose lors de l’éventuelle mise en cause de la responsabilité d’un laboratoire fabricant de vaccins. Mais quels seront les obstacles qu’une personne souffrante de troubles post-vaccinaux devrait affronter avant d’obtenir indemnisation sur le fondement du défaut de sécurité du vaccin ?

En délimitant la différence entre les troubles « bénins » à la suite de la vaccination tels qu’une fièvre passagère, de la fatigue ou des douleurs musculaires, et ceux, beaucoup plus graves, pouvant aller parfois jusqu’à la mort de la victime, le professeur Knetsch identifie trois séries d’obstacles sur le chemin d’une victime qui souhaiterait obtenir réparation sur ce fondement. Tout d’abord il faudrait prouver le défaut de sécurité en recherchant si les effets secondaires graves rendent le vaccin défectueux. Sur ce point il convient de rappeler que la jurisprudence française et européenne a bien intégré dans le raisonnement une mise en balance des bénéfices et des risques. S’agissant du vaccin contre la Covid-19, les bénéfices semblent dépasser assez largement les risques inhérents, nous pourrions dire avec une certaine confiance que ce défaut de sécurité ne serait pas caractérisé.

Ensuite, il faudrait aussi prouver l’imputabilité du dommage au vaccin et le professeur Knetsch prend l’exemple des thromboses qui ont été largement médiatisées lors des incidents pendant des campagnes vaccinales. Y a-t-il véritablement un lien causal entre la vaccination et la thrombose ? La jurisprudence aurait dans ce cas aussi affiné l’analyse : on distinguerait d’abord la question de l’imputabilité du dommage au vaccin d’une manière générale et ensuite l’analyse si le défaut de ce produit était à l’origine du dommage particulier. Sur ce point, la porte resterait ouverte vers une appréciation plus souple de la preuve de causalité.

Enfin, il y a potentiellement le risque de développement comme une clause d’exonération prévue dans l’article 1245-10 du Code civil, mais le professeur Knetsch tient à souligner qu’elle n’est presque jamais retenue, en la classifiant comme une cause d’exonération « fantomatique ». La jurisprudence a restreint très fortement le champ d’application de cette clause et il semble impossible qu’elle soit retenue pour le vaccin contre la Covid-19.

Une fois les obstacles étant identifiés, l’intervenant continue sur la mise en œuvre de la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques où l’on ne rencontre pas uniquement des obstacles juridiques, mais aussi des obstacles liés au contexte politique de la campagne de vaccination. Pour rappel, les vaccins qui ont été achetés par la France et par les autres pays de l’Union Européenne (UE) afin de lancer ces campagnes de vaccination, ont été achetés dans le cadre d’un contrat d’achat anticipé, signé par l’UE pour le compte des États-membres (EM). Or, dans ces contrats d’achats anticipé (advance purchase agreement, APA en anglais), il existe des éléments qui vont perturber la mise en œuvre de la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques.

Ces contrats ont été rendus publics (sauf certains passages qui figurent en noir dans les documents publiés) et, pour illustrer cet exposé, le professeur Knetsch s’est concentré sur le contrat conclu avec le laboratoire AstraZeneca. Le point 14 de ce contrat prévoit que les EM seront chargés d’indemniser et relever de la responsabilité pour les dommages et intérêts qui sont liés à des atteintes à l’intégrité physique, à des dommages matériels, à des pertes d’exploitation des personnes victimes rattachées à l’administration d’un vaccin. La clause paraît très intéressante à l’intervenant car elle signifie que les EM doivent garantir les laboratoires pharmaceutiques qu’ils ne seront pas tenus responsables de faits liés à l’administration du vaccin. Les passages non divulgués renferment des clauses d’exceptions stipulant que les compensations de dommages ne seront pas applicables lors de certains cas (dont il est impossible de connaître le contenu) et enfin, la clause précise qu’il existe une obligation pour le laboratoire pharmaceutique de notifier les EM lorsqu’il reçoit une demande d’indemnisation.

À la suite de cette lecture il y a certains éléments qui ressortent : premièrement les laboratoires pharmaceutiques ne souhaitent en aucun cas être le payeur final de l’indemnisation accordée aux victimes et deuxièmement les EM interviennent comme une sorte d’assureur public ou de sûreté personnelle. Pour en finir, selon l’effet relatif du contrat, cette clause ne lie aucunement les victimes qui devraient toujours pouvoir s’adresser au laboratoire, mais il n’en demeure pas moins que ces stipulations restent toujours obscures.

Pour passer aux autres acteurs de la campagne de vaccination, il convient de se poser la question de la responsabilité éventuelle des médecins prescripteurs et vaccinateurs. En France, le cercle des professionnels habilités à prescrire ou à administrer le vaccin a été largement ouvert. Ainsi, les pharmaciens, les dentistes et les infirmiers ont été autorisés à prescrire les vaccins contre la Covid-19, tandis que l’administration du vaccin est encore plus ouverte, y compris aux pompiers et aux vétérinaires. Si l’on se penche sur le cas de la responsabilité des vaccinateurs, il faut rappeler que les cas d’incidents sont extrêmement rares. Outre les rares cas où les vaccinateurs ont utilisé plus de doses que prévu (mais qui, scientifiquement parlant, n’ont pas causé des troubles majeures aux vaccinés), le professeur Knetsch n’a pas identifié des questions majeures sur ce point. Cependant, les choses se compliquent lorsque l’on se penche sur le cas de la responsabilité du médecin prescripteur. Le point de départ est ici l’article L. 1142-1 CSP qui pose le principe de la responsabilité pour faute. On peut tout à fait considérer qu’il s’agit d’une appréciation classique d’acte de soins, mais encore une fois, la politique vient s’y mêler. Pour donner suite à des revendications des organisations professionnelles, les pouvoirs publics ont octroyé une forme d’immunité civile par une lettre du ministre de la Santé datée du 23 décembre 2020. Dans ce document, le ministre rassure les médecins sur le fait que leur responsabilité ne pourra pas être engagé au motif qu’ils auraient délivré une information insuffisante aux patients sur les effets indésirables du vaccin. Néanmoins, à regarder de plus près les articles cités par le ministre, à savoir les articles L. 3131-3 et L. 3131-4 CSP, l’on s’aperçoit que l’immunité n’est prévue que dans des cas très précis. Finalement, après analyse juridique, il semble que l’article L. 3131-3 CSP ne vise pas le cas d’une campagne de vaccination avec des médicaments ayant reçu une autorisation de mise sur le marché. Toutefois, cette réponse du ministre a été jugée nécessaire sur le plan politique pour rassurer les soignants.

L’autre disposition visée dans la lettre du ministre, l’article L. 3131-4 CSP, permet effectivement la prise en charge des dommages par l’ONIAM et le professeur Knetsch conclut son intervention en précisant que les autorités publiques représentées dans cet organisme vont sans doute donner pour consigne de ne pas se retourner contre les soignants dans les cas précis liées à la Covid-19. Selon le professeur Knetsch, ceci est un exemple dans lequel l’exécutif s’immisce dans l’interprétation du dispositif législatif qui est à contresens de ce qui est prévu dans le texte.

Le cas particulier de la responsabilité contractuelle

La dernière thématique du séminaire portait sur des études du cas particulier de la responsabilité contractuelle. Madame Nao Ogino, professeure à l’Université Doshisha, s’est interrogée sur la prise en charge des risques liés à la crise sanitaire dans les contrats en droit japonais. Avant de se pencher sur la question, elle rappelle d’abord que la nature de la responsabilité de l’employeur ou de l’établissement d’accueil pour des personnes âgées peut aussi être qualifiée de contractuelle (rappelons que le droit japonais ne retient pas le principe de non-cumul des responsabilités). Ensuite, il est fort probable que la situation exceptionnelle causé par la Covid-19 vienne perturber l’exécution des contrats en cours, ce qui s’est en effet avéré dans plusieurs cas. Nous devons ici faire référence à toute la situation créée, car même si ce n’est pas directement une infection à la Covid-19 qui empêche les parties d’exécuter le contrat, le confinement quasiment global de la première vague des infections a entravé l’exécution normale des contrats. C’est aussi ce qui mène la professeure Ogino à poser la question de savoir qui doit assumer les risques liés à la crise sanitaire et comment ?

Dans un premier temps, il paraît opportun de distinguer les situations dans lesquelles le débiteur est empêché d’exécuter l’obligation et d’ainsi étudier plus spécifiquement la prise en charge des risques en cas d’inexécution. Si un contrat de vente a été conclu avant la crise de la Covid-19 par exemple, on pourrait bien imaginer que la livraison des marchandises objet du contrat soit perturbée, conduisant ainsi à un cas d’inexécution du contrat. Selon le Code civil japonais, dans ce cas, le créancier peut demander des dommages et intérêts au débiteur, à moins que celui-ci démontre que l’inexécution est due à une cause qui ne lui est pas imputable. Les mesures sanitaires (y compris les confinements) constituent-elles une cause exonératoire de responsabilité contractuelle ? En droit japonais les contours de la « cause non-imputable » ne sont pas précisées et le Code civil reste muet sur le sujet. L’examen de ces conditions devrait donc se faire au cas par cas et même si la force majeure en tant que telle est souvent considérée comme l’exemple phare d’une cause de non-imputabilité, cela n’exclut pas l’examen détaillé de chaque situation étudiée. Il faudrait ici faire la distinction avec les cas dans lesquels la Covid-19 n’a pas rendu impossible, mais seulement plus difficile l’exécution du contrat (notamment en raison d’une hausse des frais de transport ou des délais rallongés) : ici le débiteur pourrait invoquer la théorie d’un changement de circonstances du contrat, pour demander la résolution ou la révision de celui-ci. En principe, l’existence de cette théorie est bien admise par la Cour suprême japonaise, mais uniquement dans des conditions interprétées très strictement et rigoureusement. A une occasion, la Cour suprême n’en a fait application dans aucun des 14 cas qui lui étaient soumis sur la question. Le débiteur peut néanmoins tenter d’invoquer cette théorie, notamment en cas d’échec de la renégociation à l’amiable du contrat. Il est probable aussi que les contractants aient déjà prévu dans le contrat des clauses visant à gérer l’imprévu, des clauses de force majeure ou de hardship et, dans ce cas, la prise en charge des risques serait définie par l’interprétation des clauses du contrat.

Dans un deuxième temps, la professeure Ogino se concentre sur le cas de la prise en charge des risques, lorsque le créancier ne reçoit pas la prestation/les marchandises que le débiteur offre d’accomplir. Ce retard de réception ne constitue pas une inexécution de l’obligation selon le Code civil japonais et il incombera au créancier de prendre à sa charge l’augmentation des frais d’exécution de l’obligation. Ici aussi il est possible d’envisager la possibilité d’invoquer la théorie de changement des circonstances, mais comme cela a été expliqué plus haut, son application effective reste exceptionnelle.

Finalement, les problèmes évoqués lors de l’intervention de la professeure Ogino ont montré les limites de la répartition des risques en matière contractuelle. Pour conclure, la notion de force majeure reste la notion qui viendra au secours du débiteur défaillant, même si sa mise en œuvre doit se faire au cas par cas et de manière proportionnelle avec le créancier, qui lui aussi est victime de la crise sanitaire mondiale. La théorie de changement des circonstances pourrait également s’appliquer, mais uniquement sous réserve d’acceptation de la révision du contrat par le juge, scénario jugé peu probable. En dernier lieu, il reste effectivement la répartition des risques par les parties via des clauses spéciales dans le contrat, mais il ne semble pas opportun, ni réaliste de considérer que les parties pouvaient prévoir au moment de la conclusion des contrats, tous les risques qui peuvent survenir au cours de l’exécution.

Le séminaire se poursuit avec Monsieur Olivier Gout, professeur et co-directeur de l’équipe de recherche Louis Josserand de l’Université Jean Moulin Lyon 3 qui se concentre également sur des questions de responsabilité contractuelle, mais sous l’angle du droit français. Il est évident que de très nombreux contrats ont été impactés par les effets dévastateurs de la Covid-19. Comme cela a été précédemment évoqué par la professeure Ogino, les victimes contractuelles se recensent des deux côtés : il y a évidemment celles qui n’ont pu s’acquitter de leur obligation en raison des contraintes liées à la crise et qui ont été assignées en exécution ou en responsabilité. L’intervention du professeur Gout se concentre davantage sur les débiteurs contractuels, ou autrement dit sur ceux qui n’ont pas pu exécuter le contrat. La question se pose donc de savoir s’ils peuvent être jugées responsables de l’inexécution du contrat ou bien s’ils peuvent se prévaloir de la crise pour échapper à certains engagements contractuels.

Le professeur Gout ne peut s’empêcher de constater que, pour le profane, la réponse est surement affirmative et relève presque du bon sens, mais le juriste doit néanmoins se pencher sur la question et se demander si les conditions pour échapper à cette responsabilité sont réunies ou bien si elles suffisent pour potentiellement renégocier le contrat. Avant d’aller plus loin, il semble ici important de distinguer les contrats conclus avant le début de la pandémie et ceux qui l’ont été après, lorsque la crise avait pris l’ampleur mondiale que nous connaissons. Pour la réflexion, le professeur Gout a choisi de se concentrer sur le droit des contrats du Code Civil et se pose la question de savoir si la crise de la Covid-19 peut justifier l’inexécution du contrat et engendrer la mise en œuvre de la responsabilité contractuelle ?

Pour commencer, il propose de se pencher sur l’excuse de la Covid-19 pour le présent, « l’aujourd’hui ». Si une partie se trouve dans une situation d’inexécution du contrat due à la crise sanitaire, en France il existe au moins deux remèdes qui peuvent être invoqués : la force majeure d’un côté et la révision pour imprévision de l’autre côté. Si l’on commence par la force majeure, force est de constater que lors des précédentes épidémies les juridictions françaises ont été hostiles à reconnaitre l’existence d’une force majeure comme cause d’exonération pour une mauvaise exécution du contrat. Cependant, ces décisions n’étant pas données par la Cour de cassation, elles ont une portée jurisprudentielle limitée. En outre, nous ne sommes pas exactement dans une situation comparable aux précédentes épidémies. La période est inédite, la crise internationale et les mesures drastiques. Ainsi, nous pourrons donc tenter d’examiner si les situations présentant les caractéristiques de la force majeure peuvent être ainsi qualifiées et pour ce faire il convient tout simplement de voir si les conditions d’application telles qu’exposées à l’article 1218 du Code civil sont réunies.

La première condition serait d’établir un événement échappant au contrôle du débiteur. Lorsque l’inexécution est directement liée à la Covid-19, il parait facile de considérer que la condition sera considérée comme remplie. La deuxième condition exige de vérifier si l’évènement litigieux était imprévisible au moment de la formation du contrat et ici nous devons distinguer entre les contrats passés avant la crise et ceux qui ont été conclus ultérieurement. La condition de l’imprévisibilité semble remplie pour les premiers uniquement. La troisième condition requiert que les effets ne puissent pas être évitées par des mesures appropriées. Nous pourrons ici encore admettre que cette condition est remplie dans le cadre de la Covid-19, notamment en raison des mesures de restriction et les mesures imposant des fermetures des établissements. Pour ce qui est de la quatrième condition relative à l’impossibilité de l’exécution, elle pourrait être remplie par exemple si le débiteur a été infecté par le virus et présente des symptômes invalidants. Par ailleurs, le confinement, le couvre-feu et les autres mesures drastiques peuvent aussi conduire à une désorganisation rendant impossible l’exécution du contrat. Donc, sur ce point, le professeur Gout conclut en considérant qu’il est tout à fait envisageable de se prévaloir de l’existence d’un cas présentant les caractéristiques de force majeure. Toutefois, une analyse s’imposera au cas par cas, car il est possible de considérer que certains contrats pouvaient être bien exécutés. Pour ces derniers, si la force majeure parait difficile à envisager, il reste la technique de l’imprévision.

Alors que la force majeure rend le contrat impossible à exécuter, l’imprévision engendre une difficulté d’exécution devenue excessivement onéreuse. Ici il convient donc de mobiliser l’article 1195 du Code Civil qui dispose que « si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer les risques, celle-ci peut demander une renégociation du contrat ». Puisque le caractère imprévisible paraît également un élément acquis, l’intervenant se concentre plus spécifiquement sur le point si l’exécution du contrat peut devenir excessivement onéreux dans ce cadre. Il faudrait noter cependant que le système mis en place par l’article 1195 du Code civil privilégie une négociation à l’amiable : on pourra espérer que les parties tenteront de privilégier la discussion au regard du contexte actuel. La remarque est aussi valable pour les contrats qui sont conclus après la crise.

Mais qu’en est-il du « demain » et du futur une fois qu’il est devenu clair que le monde doit apprendre à vivre avec la Covid-19 ? Même s’il paraît difficile de se prévaloir des événements caractéristiques de la force majeure dans ces scénarios, les juristes ne sont pas pour autant dépourvus d’outils. L’un d’entre eux est la liberté contractuelle qui permet aux contractants d’anticiper les difficultés à venir et donc en l’occurrence une crise sanitaire. Le professeur Gout constate que les contrats « regorgent » déjà des clauses relatives au principe de responsabilité et pour le futur il y a lieu de penser que les rédacteurs de contrats vont tirer les conséquences de l’expérience de la Covid-19. Ensuite, l’exigence et le respect de la loyauté contractuelle pourraient être mobilisés. Il ne faut pas non plus oublier que la bonne foi contractuelle visée par l’article 1104 du Code civil fait partie des principes directeurs du droit des contrats. Pour conclure, le professeur Gout admet que la vie contractuelle sera sans doute marquée par l’épisode long de la Covid-19 et il est fortement possible d’ailleurs, qu’elle soit déjà « immunisée » contre le virus.

Les propos du professeur Gout ont conclu ces deux journées de travail productives et les organisateurs, les équipes de recherche qui ont participé à cette recherche collective, les intervenants et l’audience espèrent pouvoir continuer les réflexions sur la prise en charge des dommages liés à la crise sanitaire sous l’angle de droit comparé français et japonais, très bientôt pour le deuxième séminaire, cette fois-ci à Tokyo.