Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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COVID-19 ET RISQUES CAUSÉS À AUTRUI : MINISTÈRE PARTICULIER CHERCHE OBLIGATION PARTICULIÈRE DE PRUDENCE ET DE SÉCURITÉ, G. Chetard

Guillaume CHETARD

Maître de conférences en Droit privé et sciences criminelles à Cergy Paris Université

Membre du Laboratoire d’études juridiques et politiques – EA 4458

Membre associé du CERDACC

Commentaire de Cass. Ass. Plén., 20 janvier 2023, pourvoi n° 22-82.535

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Mots-clés : Cour de justice de la République, Risque causé à autrui, Mise en danger, Faute pénale, Faute délibérée, Obligation particulière, Obligation de prudence ou de sécurité, Faute d’imprudence caractérisée, Légalité criminelle, Pandémie, Covid-19, Ministre de la Santé

Vingt-huit ans, dix mois et vingt jours. L’entrée en vigueur du code pénal actuel, le 1er mars 1994, apportait son lot de nouveautés, parmi lesquelles la notion « d’obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ». La violation d’une telle obligation, lorsqu’elle est manifestement délibérée, peut constituer tantôt l’élément constitutif d’une infraction non-intentionnelle, tantôt sa circonstance aggravante. Toutefois le qualificatif « particulière » n’était pas défini par la loi. Il reçoit finalement une définition jurisprudentielle à l’occasion de cet arrêt, vingt-huit ans, dix mois et vingt jours après son introduction dans l’ordonnancement juridique.

Pour se repérer

Suite à une série de plaintes formées par des médecins, des syndicats et des particuliers et relatives à la gestion gouvernementale de la pandémie de Covid-19, la commission d’instruction de la Cour de justice de la République a été saisie le 7 juillet 2020 aux fins d’informer contre le Premier ministre, le ministre des solidarités et de la santé et la prédécesseuse de celui-ci.

Les faits reprochés tenaient à un ensemble de défaillances ou de lacunes dans l’organisation gouvernementale de la réponse à la crise sanitaire. L’avis de la commission des requêtes de la Cour, cité par le réquisitoire introductif, relevait ainsi notamment « l’absence de constitution de réserves de matériels de protection, notamment de masques, malgré les préconisations d’autorités de santé et l’avis d’experts de mai 2019, le défaut de commandes immédiates de matériels en nombre suffisant dès les premiers éléments annonciateurs de l’épidémie, les éventuels retards dans la prise de décisions en matière sanitaire et en ce qui concerne le confinement, ainsi que la tenue des élections municipales ». Autant d’omissions qui étaient susceptibles de relever d’une négligence coupable et d’avoir contribué à la gravité de l’épidémie à l’échelle nationale.

Le 10 septembre 2021, la commission d’instruction a mis en examen l’ancienne ministre de la solidarité et de la santé du chef de mise en danger d’autrui, délit prévu par l’article 223-1 du Code pénal. La Cour de cassation était invitée à se prononcer sur l’adéquation de cette qualification par une requête en nullité formée par l’intéressée le 9 mars 2022.

Pour aller à l’essentiel

L’article 223-1 du Code pénal réprime d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Le délit, pour être constitué, requiert donc que l’agent ait adopté un comportement dangereux pour autrui. En outre, ce comportement ne doit pas relever de la simple maladresse, imprudence ou négligence, mais de la « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ». C’est dire que même s’il n’est pas requis que l’agent ait eu l’intention de mettre autrui en danger ou de causer un dommage, il doit au moins s’être sciemment affranchi du respect d’une règle sécuritaire.

Cette faute délibérée n’est constituée que si l’agent a violé une obligation sécuritaire d’origine légale ou réglementaire. Il en découle que les juges du fond ne peuvent entrer en voie de condamnation sur ce fondement qu’après avoir identifié l’obligation violée et vérifié qu’elle trouve son origine dans la loi ou le règlement (Cass. Crim. 22 sept. 2015, n° 14-84.355 : RSC 2015 p. 854, obs. Mayaud ; Dr. pénal 2015, n° 157, obs. Conte). La recherche de cette obligation leur incombe et doit, au besoin, être effectuée d’office (Cass. Crim. 13 nov. 2019, n° 18-82.718 : AJ pénal 2020. 87, obs. Lasserre Capdeville; Dr. pénal 2020, no 3, obs. Conte).

Toutefois toute obligation de sécurité ou de prudence prévue par la loi ou le règlement ne peut servir de fondement à la qualification pénale de risque causé à autrui. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une obligation « particulière ». La Cour de cassation, de longue date, oppose à ce qualificatif celui d’obligation « générale » (Cass. Crim. 25 juin 1996, n° 95-86.205 : Bull. crim. n° 274 ; RSC 1997 p. 106, obs. Mayaud ; ibid. p. 390, obs. Robert). Il a ainsi été jugé que ne constituaient pas des obligations particulières de prudence ou de sécurité l’obligation du maire de prévenir et faire cesser tous les événements survenant sur le territoire de la commune et de nature à compromettre la sécurité des personnes (même arrêt) ; ou les obligations de diligence du médecin en matière de soins et de diagnostic (Cass. Crim. 18 mars 2008, n° 07-83.067 : Bull. crim. n° 67 ; AJ pénal 2008 p. 241, obs. Lavric ; ibid. p. 282, obs. Duparc).

Dans l’arrêt rapporté, le risque causé à autrui reproché à l’ancienne ministre des solidarités et de la santé reposait sur les violations alléguées de plusieurs obligations prévues par le Code de la santé publique et du Code de la défense. L’Assemblée plénière était interrogée sur le caractère général ou particulier de ces obligations. Or la Cour de cassation n’avait jusqu’ici jamais établi expressément de critère de distinction.

À défaut, on enseignait communément la présentation de Marc Puech (« De la mise en danger d’autrui », D. 1994, p. 153) : est une obligation particulière de sécurité ou de prudence « celle qui impose un modèle de conduite circonstanciée précisant très exactement l’attitude à avoir dans telle ou telle situation ». Au contraire l’obligation générale « prescrit d’une manière vague le comportement qu’on doit avoir pour ne pas porter atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle d’autrui » sans entrer « dans le détail de la conduite à tenir dans telle ou telle circonstance déterminée ». Ce premier critère, celui de la prescription d’une conduite précise et circonstanciée, était complété par un second, issu d’un arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 19 février 1999. Selon cette juridiction, « l’obligation générale de prudence qui pèse de façon subjective sur tout un chacun » se distingue de « la réglementation qui pose des règles objectives précises immédiatement perceptibles et clairement applicables de façon obligatoire sans faculté d’appréciation individuelle du sujet » (v. Y. Mayaud, V° « Risques causés à autrui », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Dalloz, 2022, spéc. N° 44-47). L’obligation particulière de prudence ou de sécurité est ainsi celle devant laquelle l’agent n’est pas libre d’adapter sa conduite selon sa propre estimation de ce qui convient le mieux à la protection d’autrui.

C’est une formule presque identique qui est consacrée par l’Assemblée plénière dans l’arrêt rapporté. Selon la haute juridiction, les juges du fond ont méconnu l’article 223-1 du Code pénal en ne se référant qu’à des textes « qui ne prévoient pas d’obligation de prudence ou de sécurité objective, immédiatement perceptible et clairement applicable sans faculté d’appréciation personnelle du sujet ».

L’article L1110-1 du Code de la santé publique, qui énonce un simple objectif de mise en œuvre du droit à la protection de la santé, n’édicte ainsi aucune obligation particulière de prudence ou de sécurité. Il en va de même de l’article L1413-4, qui charge l’agence nationale de la santé publique d’acquérir, stocker et distribuer les produits et services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves. L’article L3131-1 du même code, quant à lui, ne fait que permettre au ministre de la santé de prescrire toute mesure proportionnée et appropriée en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence. Les articles L1141-1 et L1142-8 du Code de la défense, également visés par les juges du fond, sont porteurs de dispositions tout aussi générales concernant les compétences de ce ministre en matière de défense. Enfin, l’arrêt attaqué se fondait aussi sur un décret du 24 mai 2017 qui rendait le ministre des solidarités et de la santé « responsable de l’organisation de la prévention et des soins ». Tout comme les autres textes précédemment cités, celui-ci n’impose en rien une conduite précise et circonstanciée, mais ouvre au contraire une large marge d’appréciation à l’intéressé pour établir quelle est la conduite la plus à même de parvenir à l’accomplissement de l’objectif sécuritaire ou sanitaire visé.

Pour aller plus loin

En ce qui concerne la théorie de la faute pénale, l’arrêt du 20 janvier 2023 modifie peu l’ordre juridique. La notion d’obligation particulière de prudence posait peu de difficulté et la Cour de cassation conforte ici une conception qui faisait déjà consensus. Relevons néanmoins que l’harmonisation des écrits judiciaires qui pourrait en résulter ne devrait pas se limiter au champ du délit prévu par l’article 223-1 du Code pénal. La faute délibérée intéresse l’ensemble des infractions non intentionnelles, ce qui inclut notamment les homicides et blessures involontaires.

La véritable portée de cet arrêt tient au contentieux particulier qui lui a donné naissance. En premier lieu, il semble confirmer la faible applicabilité de la qualification pénale de risques causés à autrui dans le cadre de la lutte contre la pandémie de SARS-Cov2. En effet le délit ne requiert pas seulement une faute délibérée ; il faut aussi que cette faute ait exposé directement et immédiatement autrui à un risque de mort, de mutilation ou d’infirmité permanente.

L’exigence d’un lien de causalité direct et immédiat entre la faute et le risque signifie que celui-ci ne peut pas résulter abstraitement de la simple violation de l’obligation sécuritaire. Les juges doivent au contraire identifier un comportement particulier de l’agent qui, inscrit dans des circonstances particulières, crée un risque concret pour autrui. Il faut, autrement dit, que les juges expliquent pour chaque espèce ce en quoi la mort ou le dommage grave ont été évités de justesse. La simple exposition d’autrui à un risque de contamination par un virus, certes mortel, mais au taux de létalité relativement réduit, ne paraît que très difficilement satisfaire cette condition (v. déjà « Autour de l’hypothèse d’une responsabilité pénale du malade pour exposition d’autrui à un risque de contagion », cette revue, 26 octobre 2020). Le 8 février 2022, la Chambre criminelle de la cour de cassation avait ainsi écarté la qualification de risques causés à autrui, pour le cas d’une fête d’anniversaire organisée par un groupe de jeunes gens en violation de l’interdiction des rassemblements de plus de six personnes décrétée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (Cass. Crim. 8 févr. 2022, n° 21-85.280). Prouvez la faute ; prouvez le danger : vous échouerez à prouver la causalité ! L’article 223-1 du Code pénal n’est manifestement pas un instrument répressif adapté en matière de politique sanitaire.

Il ne semble pas l’être davantage, en second lieu, en matière de responsabilité pénale des membres du Gouvernement. On aura bien des difficultés à trouver un texte qui impose à ceux-ci une obligation particulière de prudence ou de sécurité dans le cadre de leurs attributions. C’est que, précisément, leurs compétences en matière sécuritaire relèvent en grande partie du pouvoir de décision politique, lequel implique nécessairement une certaine liberté d’appréciation des situations et des actes à adopter – le cas échéant sous le contrôle a posteriori du juge. D’un certain point de vue, il y a matière à s’en réjouir : l’action politique implique toujours une certaine prise de risque, un arbitrage entre des données dont certaines sont parfois inconnues, a fortiori en temps de crise. Ces arbitrages ne sauraient être continuellement revus par le juge pénal.

Pour autant, une approche plus radicale n’est pas totalement exclue. Un ministre serait-il ainsi libre, au nom de la nature du pouvoir politique, d’exposer impunément la population aux risques de toutes les natures, tant qu’il respecte le domaine de sa compétence matérielle ? Certes, l’article 223-1 du Code pénal n’envisage que les risques irréalisés, les fautes qui n’ont finalement causé aucun dommage. Toutefois les politiques publiques de gestion de la crise sanitaire avaient pour objet de lutter contre la propagation d’un virus mortel à l’échelle nationale. Si les défaillances alléguées venaient à être confirmées, n’auraient-elles pas été susceptibles de favoriser la survenance d’un certain nombre de contaminations, dont une partie au moins auraient entraîné la mort ou de graves séquelles ? En définitive, l’arrêt est peut-être plus remarquable par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il énonce. Les qualifications d’homicide involontaire ou de blessures involontaires ne sont en effet pas envisagées, et ce parce que ces chefs n’ont pas été retenus par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République lors de la mise en examen de la demanderesse. Or la question mériterait sérieusement d’être posée, ne serait-ce que dans le but de préciser le seuil à partir duquel nos décideurs nationaux peuvent être tenus responsables des conséquences potentiellement mortelles de leurs politiques.