Amar BOUSSERA, Delphine KOÇ et Ossama KENOUFI
Étudiants en Master 1 – Métiers de l’administration, Université de Haute-Alsace
Le vendredi 29 novembre 2024 se sont tenus les 7èmes entretiens du Grillenbreit à Colmar, au sujet d’un domaine particulièrement sensible, la relance de l’industrie du nucléaire et la nécessaire adaptation de son encadrement juridique qu’elle implique.
Dès 10 heures, Blandine ROLLAND (Professeur des Universités à l’Université de Haute-Alsace et Directrice du CERDACC, UR 3992) ouvre les Entretiens avec un propos introductif à l’égard des participants revenant sur le cadre de cette journée et l’angle juridique choisi pour traiter ce sujet.
La première table ronde est présidée par Hervé ARBOUSSET (Professeur de droit public à l’Université de Haute-Alsace, Membre du CERDACC). Elle est consacrée à la pertinence du cadre juridique international en matière de nucléaire, à la question de la relance des responsabilités avec la relance du nucléaire et enfin celle de l’adaptabilité du cadre juridique existant avec le développement des PRM.
Energie nucléaire : un cadre juridique international encore pertinent ?
Patrick REYNERS (Association internationale du Droit nucléaire) revient sur la naissance d’un droit nucléaire qui remonte à l’Après-Guerre, pour accompagner l’essor du nucléaire civil et améliorer la coopération internationale dans une logique d’interdépendance entre États. La catastrophe de Tchernobyl de 1966 révèle cependant les insuffisances de ce cadre juridique en matière de sûreté notamment et de responsabilité.
Depuis lors, le droit du nucléaire s’est peu à peu structuré autour d’organisations telles que l’OIT, le CIPR, l’AIEA, EURATOM, etc., et l’émergence de normes internationales diffuses. Malgré l’absence de conventions internationales à valeur contraignante, le droit nucléaire se manifeste à travers les « principes généraux du droit nucléaire » parmi lesquels l’utilisation pacifique de cette technologie, la primauté de la protection des personnes et de l’environnement, la responsabilité et la réparation des dommages, ou encore, l’importance de la coopération internationale symbolisée par L’AIEA (l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique).
La sûreté nucléaire, la gestion des déchets radioactifs ou encore la question de la responsabilité et de la réparation ont fait l’objet de conventions en mettant en place des régimes d’exception, dérogatoires au droit commun (Convention de Paris de 1960, puis Vienne en 1963 et 1997 concernant les réparations complémentaires).
Si les différentes initiatives qui ont donné lieu à une multiplication des régimes conventionnels ont le mérite d’exister, l’intervenant déplore toutefois le manque de lisibilité et l’absence d’unification de ces régimes qui permettrait une meilleure transparence ainsi qu’une plus grande effectivité des règles applicables.
La relance du nucléaire signe-t-elle la « relance » des responsabilités ?
Claire PORTIER (Maître de conférences en droit public à l’Université Savoie – Mont Blanc – Membre associé du CERDACC) présente les spécificités du régime de responsabilité applicable dans le cadre du droit nucléaire comme le régime de la responsabilité sans faute, la responsabilité exclusive de l’exploitant (très peu appliquée entre États). Cette responsabilité est triplement atténuée car limitée à certains secteurs, limitée dans le temps (10 ou 30 ans selon les cas) et limitée sur les montants (plafond de 700 millions d’euros).
Il est par ailleurs à noter que ce régime est construit autour de principes bien particuliers comme celui de l’assurabilité du risque (la garantie financière de l’exploitant), ou encore la centralisation du contentieux (dans la mesure où il existe une centralisation des responsabilités).
L’enjeu le plus prégnant est l’adaptation du cadre assurantiel jusque-là très strict et imaginé pour des centrales nucléaires « classiques » de grande ampleur. Comment s’en sortir dans un contexte de relance caractérisé a contrario par la volonté de développer des centrales nucléaires plus petites (PMR) et présentées comme étant moins risquées ?
Le cadre juridique des installations nucléaires est-il adapté au développement des petits réacteurs modulaires ?
Marc LEGER (Professeur émérite de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires) centre son intervention sur les défis juridiques liés au développement des petits réacteur modulaires (PRM ou SMR : Small Modular Reactors). D’emblée, il clarifie la distinction entre PRM et ARM (Advanced Modular Reactors).
Il met également en exergue les avantages économiques et environnementaux des PRM. Leur rentabilité est favorisée par les délais de constructions plus court et le coût initial amoindri, ce qui les rend attractifs pour des pays en développement ou des industries cherchant à réduire leur empreinte carbone. Ces réacteurs peuvent s’articuler efficacement avec des énergies renouvelables, palliant les fluctuations de l’éolien ou du solaire. En outre, leurs systèmes de sécurité passifs minimisent les risques d’incidents tout en limitant l’impact environnemental grâce à une empreinte au sol et une production de déchets nucléaires moindres par unité d’énergie produite. Marc LEGER insiste sur leur polyvalence : au-delà de la production d’électricité, les PRM peuvent répondre à différent besoins, tels que le chauffage urbain, la désalinisation de l’eau de mer, ou encore la production d’hydrogène bas carbone. Marc LEGER évoque l’intense concurrence internationale dans le domaine des PRM, avec plus de quatre-vingts projets recensés par l’AIEA et l’AEN.
En France, une dynamique politique exceptionnelle s’est traduite avec le discours de Belfort en 2022 annonçant un appel à projet d’1 milliards d’euros par « France 2030 ».
L’intervenant met l’accent sur les obstacles réglementaires auxquels les PRM doivent faire face. Bien qu’ils soient classés comme Installations Nucléaires de Base (INB), le cadre juridique, pensé pour les réacteurs de grande taille, apparaît inadapté à leurs caractéristiques. Les procédures longues et coûteuses, les contraintes fiscales, et les exigences en matière de responsabilité civile paralyse leur développement. Malgré ces défis, les récentes initiatives nationales laissent entrevoir des avancées pour intégrer les PRM dans la stratégie énergétique française.
L’après-midi, une seconde table ronde est présidée par Marc LEGER (Professeur émérite de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires). Elle est dédiée à la question cruciale de la gestion des déchets dans l’optique de la relance engagée, de l’efficacité de l’arsenal juridique pénal contre les intrusions et de manière plus générale, de l’importance de la sécurité dans les installations nucléaires.
La question de la gestion des déchets et la relance du nucléaire
La seconde table ronde débute avec l’intervention de Thomas SCHELLENBERGER (Maître de conférences en droit public à l’université de Haute-Alsace, membre du CERDACC). Il expose les enjeux cruciaux de la gestion des déchets radioactifs dans le contexte actuel de relance de l’énergie nucléaire. Son intervention met en lumière les tensions entre les impératifs techniques, les considérations environnementales et les défis juridiques posés par ces déchets à vie longue.
Thomas SCHELLENBERGER expose la « versatilité » de la qualification des résidus radioactifs, oscillant entre le statut de « déchet » et de « matière valorisable ». La définition juridique du déchet radioactif, dépendant des perspectives d’utilisation ultérieure, est subjective et évolutive. L’ASN a établi une doctrine sur 2 horizons temporels. La doctrine de l’ASN, avec ses horizons temporels de 30 ans pour une valorisation plausible et de 100 ans pour une requalification en déchet, introduit une certaine plasticité, mais aussi une incertitude quant aux déchets à stocker à terme. Cette malléabilité dans la définition du déchet radioactif met à l’épreuve le principe de prévention des atteintes à l’environnement tandis qu’à l’inverse, sa prise en charge est des plus contraignantes.
La seconde partie de l’intervention est consacrée à la prise en charge des déchets à vie longue, avec un clin d’œil sur le projet CIGEO. Il évoque aussi la décision du Conseil d’État du 16 février 2024 dans l’affaire Stocamine qui illustre les limites de l’action juridique face à l’inéluctabilité des conséquences d’un stockage géologique défaillant.
L’arsenal juridique pénal contre les intrusions dans les installations nucléaires est-il adapté ?
Sophie HILDENBRAND (Maître de conférences de droit privé à l’Université de Haute-Alsace, membre du CERDACC) présente la problématique de l’arsenal juridique pénal face aux intrusions dans les installations nucléaires. Partant du constat de la sensibilité des installations nucléaires et des risques considérables liés à toute atteinte à leur sécurité ainsi que ses conséquences, la question de la relance de la politique nucléaire implique de réfléchir à la prévention des intrusions illégales. L’intervenante souligne la nécessité d’une approche nuancée des intrusions, distinguant les actes à visée criminelle ou terroriste, des actions militantes, souvent motivées par la dénonciation de potentielles failles de sécurité ce qui soulève la recherche d’un équilibre entre répression et liberté d’expression. Cette distinction est essentielle pour évaluer la pertinence de la réponse pénale.
Sophie HILDENBRAND rappelle l’évolution de la législation en matière de répression des intrusions, marquée par un durcissement progressif. Avant 2015, aucune incrimination spécifique ne sanctionnait les intrusions mais pour autant ce comportement n’était pas impuni. La loi du 2 juin 2015 a constitué une évolution majeure en introduisant une incrimination spécifiquement dédiée aux intrusions dans les installations nucléaires. Cette loi a créé un délit spécifique, assorti de peines aggravées en fonction des circonstances, telles que la réunion ou la bande organisée. L’objectif principal de cette réforme était de renforcer la protection des sites et de dissuader les actions militantes, considérées comme insuffisamment réprimées. Cette loi reflète ainsi une volonté de spécialisation du droit pénal en matière de sécurité nucléaire, reconnaissant la nécessité d’une protection accrue pour ces installations sensibles.
Par la suite, un projet de loi tendant à l’aggravation supplémentaire des peines concernant les intrusions illégales mais également des peines complémentaires a été initiée le 22 juin 2023 par le Sénat. Cependant, une partie de cette loi a été censuré par le Conseil Constitutionnel pour cause de cavalier législatif. Cette censure souligne la vigilance du Conseil Constitutionnel quant au respect des procédures législatives, même dans un domaine aussi sensible que la sécurité nucléaire.
Finalement la question de l’adaptation de l’arsenal pénal face aux intrusions dans les centrales nucléaires dépend du point de vue du législateur. Si le législateur a opté pour une répression sévère, les juges prononcent des peines bien plus clémentes, en particulier envers les militants créant un décalage entre l’intention législative et son application judiciaire. Un équilibre subtil doit donc être trouvé entre la protection indispensable des installations nucléaires et la préservation des actions militantes défendant l’intérêt général en évitant à la fois une impunité totale et des sanctions disproportionnées. Les sanctions doivent être proportionnées aux faits et non purement symboliques pour garantir à la fois la sécurité et justice.
Quelle sécurité dans les installations nucléaires ?
Olivier DUGNE (Expert Senior en retraite du CEA), expose une perspective technique et pratique sur la sécurité des installations nucléaires vis-à-vis des enjeux et de leur relance. Fort de son expérience de terrain et son analyse, il s’intéresse aux défis techniques, organisationnels, et en particulier aux obstacles réglementaires conditionnant l’avenir du nucléaire en France.
Il rappelle la distinction de deux notions essentielles : la sûreté, qui regroupe les mesures techniques et organisationnelles destinées à prévenir ou limiter les accidents, et la sécurité, qui englobe également la protection contre les intrusions extérieures. Ces deux dimensions, indissociables, sont au cœur de toute stratégie de relance. Il insiste sur le fait que cette relance ne pourrait réussir sans une modernisation des installations et un strict respect des normes, comme le rappelle régulièrement l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Olivier DUGNE conclut son propos en rappelant que la relance du nucléaire repose sur des décisions politiques et une gestion draconienne des priorités techniques et organisationnelles.
Mots de conclusion :
Pour conclure cette journée, Blandine ROLLAND synthétise les échanges autour de deux axes principaux.
Le premier concerne l’évolution des sources du droit, entre la pyramide des normes classique et de nouvelles formes de « soft law » (droit souple). Le second axe porte sur les responsabilités encourues en matière nucléaire, qu’elles soient civiles ou administratives.
Elle annonce enfin les 8èmes Entretiens du Grillenbreit, qui prolongeront ces réflexions en novembre 2025, avec la même exigence transdisciplinaire.