Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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PREJUDICE LIE A L’ABSENCE DE PERE POUR UN ENFANT CONCU AVANT SON DECES, I. Corpart

Isabelle Corpart,
Maître de conférences à l’UHA, membre du CERDACC

 

Commentaire de Cass. 2e civ., 14 décembre 2017, n° 16-26.687

 

Faut-il nécessairement être né au moment du décès de son père pour pouvoir être indemnisé au titre des souffrances morales que cause la perte d’un être cher ? Pour répondre favorablement à cette demande, il fallait vérifier si un lien de causalité existait entre le décès du père et le préjudice subi par l’enfant seulement conçu lors de l’accident mortel.

 

Mots clef : Responsabilité civile – victime directe et victime par ricochet – enfant seulement conçu – infans conceptus – établissement du lien de filiation – décès du père – préjudice lié aux souffrances morales – préjudice d’affection – lien de causalité – réparation

Pour se repérer

Abdallah X. est victime d’un accident du travail durant une mission effectuée pour la société Manpower. Courtier en assurance pour la société Aon France et mis à disposition de la société Fimaco Vosges, assurée auprès de la société Axa France IAED, il succombe le 9 septembre 2008 à l’accident dont il est victime durant son travail. Mme X., enceinte lors du décès de son époux, saisit, en son nom et en celui de ses enfants mineurs, le tribunal des affaires de sécurité sociale, réclamant réparation de son préjudice et de celui de la fratrie dont elle est la représentante légale.

Elle souhaite faire juger que l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur de son mari et elle est entendue par la cour d’appel de Metz, dans son arrêt rendu le 29 septembre 2016 sur renvoi après cassation (Cass. 2e civ., 10 sept. 2015, n° 14-19.891).

Toutefois, une difficulté est soulevée pour son fils Zachary né le 27 décembre 2008, soit postérieurement au décès de son époux, car l’employeur et son assureur refusent de l’indemniser, faute pour elle d’établir, selon eux, que le préjudice est direct et certain. Ils prétendent que  la faute inexcusable de l’entreprise utilisatrice (la société Fimaco) n’est pas en rapport de causalité adéquate avec le préjudice subi par le plus jeune fils. La société d’assurance de l’employeur s’étant à son tour pourvue en cassation dans cette affaire, c’est la deuxième chambre civile qui a eu à en juger (et non l’assemblée plénière).

Pour aller à l’essentiel

S’il est vrai que, pour ouvrir droit à réparation, un préjudice doit être certain, il est suffisamment établi par les juges du fond qui relèvent que l’enfant souffre de l’absence de son père décédé. Dans la mesure où, comme l’exige l’article 1382 devenu 1240 du Code civil, ils ont caractérisé l’existence d’un préjudice moral et le nécessaire lien de causalité entre le décès de M. X et le préjudice subi par son jeune fils Zacchary, l’employeur et son assureur voient leur pourvoi rejeté. Pour la Cour de cassation, la veuve peut donc obtenir une indemnisation pour tous ses enfants, y compris pour celui qui était simplement conçu au moment du décès de son père, lequel peut prétendre aux 25 000 euros accordés par la cour d’appel de Metz. Un enfant à naître peut dès lors prétendre à la réparation d’un préjudice dû à la rupture brutale et accidentelle d’une communauté de vie avec son futur père. Contrairement à ce qui était affirmé par les auteurs du pourvoi en cassation, son préjudice n’est pas inexistant dans la mesure où il subit des troubles dans ses conditions d’existence, comme son frère, déjà né lors de la mort de leur père.

Pour aller plus loin

Se fondant sur la maxime romaine infans conceptus, la Cour de cassation reconnaît à l’enfant simplement conçu, le droit de demander réparation, dès sa naissance, du préjudice découlant directement pour lui du décès de son père, dans la mesure où il est démontré qu’il souffre effectivement de l’absence de ce dernier. Ce préjudice moral est lié aux souffrances psychologiques endurées par un enfant privé de l’affection et du soutien de son père décédé et, sans doute aussi, de l’ambiance familiale, la veuve éplorée devant élever seule ses deux enfants en bas âge.

Il est en effet admis que la personnalité juridique d’un enfant peut remonter à sa conception s’il naît ensuite vivant et viable (C. civ. art. 311). Conformément à la maxime infans conceptus, l’enfant conçu est réputé né toutes les fois qu’il y va de son intérêt et en l’occurrence, son intérêt est patrimonial, le nouveau-né pouvant être pris en compte dans le calcul des dommages et intérêts à verser à une mère et à ses enfants pour le décès de son époux et de leur père, outre sa vocation héréditaire dans la succession de son défunt père à partir du moment où seulement conçu à la mort de ce dernier, il naît ensuite vivant et viable (C. civ., art. 725).

Le fait de faire jouer cette maxime permet à l’enfant né postérieurement au décès d’être indemnisé de son préjudice d’affection, dans la mesure où précisément il est privé de l’amour paternel et de tout soutien éducatif de la part de son père.

En l’espèce, il s’agit du préjudice par ricochet, accompagnant le préjudice de la victime directe, décédée à l’occasion d’un accident du travail. Le préjudice de l’enfant peut être retenu car il résulte directement du fait générateur relatif au décès de son père. C’est en effet parce que celui-ci est mort avant sa naissance que l’enfant souffre de cette absence.

Pour les juges, la réparation du préjudice affectif doit être confirmée car le lien causal est bien direct et certain, le préjudice d’affection dont est victime le jeune enfant étant lié directement et certainement à l’accident mortel.

Défini par la nomenclature Dintilhac de 2005 comme ce que « subissent certains proches à la suite du décès de la victime directe », ce préjudice d’affection est reconnu dans cette affaire à l’égard d’un parent que l’enfant n’a jamais connu car il est né après le décès accidentel, mais qui fait néanmoins partie de sa famille.

En effet, si la réparation d’un préjudice requiert un lien causal entre le fait générateur et le dommage, ce lien ne suppose pas une simultanéité entre ces deux éléments (cette condition n’étant pas posée dans les articles 1382 et 1384, alinéa 5 du Code civil applicables lors des faits), aussi est-il possible d’admettre que la naissance du préjudice de la victime par ricochet ne coïncide pas avec celui de la victime principale en l’espèce dans la mesure où les droits de l’enfant conçu démarrent dès sa naissance. Depuis qu’il est né, Zachary est bel et bien orphelin. Sa filiation paternelle est établie grâce au jeu de la présomption de paternité (C. civ., art. 312) mais il est élevé par sa mère seule.

Il n’a certes pas pu tisser de liens affectifs avec le défunt, néanmoins il est réellement affecté par sa perte, son développement en étant perturbé.

L’arrêt rendu par la 2e chambre civile de la Cour de cassation ne suit pas la thèse soutenue par les demandeurs au pourvoi, alors que leur raisonnement s’ancrait dans une jurisprudence ancienne qui avait conduit les juges à écarter des enfants nés après le décès de leur père ou après le grave handicap qui l’empêchait d’avoir un comportement parental habituel (pour le refus d’indemniser le préjudice moral subi par une enfant mineure née postérieurement au décès de son grand-père, victime d’une maladie professionnelle liée à l’amiante : Cass. 2e civ., 4 nov. 2010, n° 09-68.903, Bull. civ. II, n° 177, JAC n° 109, déc. 2010, obs. I. Corpart ; D. 2010. 2710 ; pour le refus d’indemniser le préjudice lié au handicap d’un père qui a empêché ses enfants de partager avec lui les joies normales de la vie quotidienne : Cass. 2e civ., 24 févr. 2005, n° 02-11.999, Bull. civ. II, n° 53, JAC n° 52, mars 2005, obs. I. Corpart ; D. 2005. 671, obs. F. Chénedé ; D. 2006. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 1995. 629, obs. P. Jourdain ; adde  Cass. 2e civ., 24 mai 2006, n° 05-18.663, D. 2007. 2004, note J. Mouly ; Cass. 2e civ., 3 mars 2011, n° 10-16.284, RTD civ. 2012. 110, obs. J. Hauser).

Ces enfants étaient déjà nés postérieurement aux décès ou handicaps, faits générateurs, mais la Cour de cassation avait jusqu’alors refusé d’indemniser leur préjudice moral. Pour la première fois, la deuxième chambre civile adopte, en l’espèce, une toute autre position retenant que le préjudice subi par Zacchari est assurément lié au fait générateur de responsabilité, à savoir le décès d’un père qu’il n’a jamais connu mais qui lui manque cruellement.

Un enfant peut effectivement souffrir de l’absence de figure paternelle, quelle que soit la date où intervient la mort de son père, sous réserve toutefois d’être né. Le préjudice qu’il subit est en quelque sorte en germe au moment de sa conception. Ne pas pouvoir connaître son père est une réelle souffrance qui doit pouvoir être prise en considération car l’absence définitive d’un père que l’enfant ne connaîtra qu’au travers des récits des membres de la famille a des répercussions psychologiques certaines.

Etre privé de vie familiale affective a déjà été reconnu comme préjudiciable devant des juridictions administratives (CAA Nantes, 7 juin 2017, n° 16NT01005 : les juges ont reconnu dans cette affaire que l’enfant a subi un préjudice en pointant les troubles dans les conditions d’existence « du fait du décès prématuré de son père avec lequel il n’a jamais pu cohabiter »). L’arrêt rendu par la Cour de cassation qui accepte pour la première fois que les souffrances de l’enfant conçu soient pleinement entendues est à saluer pour la convergence qu’opère l’arrêt rendu entre droit public et droit privé.

Il doit l’être également en ce qu’il permet ainsi que l’ensemble de la fratrie ait droit à une indemnisation, même si le montant est moindre pour l’enfant seulement conçu qui n’a pas subi le choc de l’annonce de la mort. En l’espèce le frère aîné n’était âgé que d’un an lors des funérailles si bien que les deux enfants ont subi le même dommage, les perturbations éducatives et psychologiques étant les mêmes pour ces deux très jeunes enfants. Le rapprochement de l’âge de deux frères a peut-être conduit les juges à retenir le préjudice moral de l’enfant à naître pour ne pas faire de différence entre eux, l’un et l’autre étant totalement privés de figure paternelle.

* * *

Cass. 2e civ., 14 décembre 2017, n° 16-26.687

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l’arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Metz, 29 septembre 2016), rendu sur renvoi après cassation (2e Civ., 10 septembre 2015, pourvoi n° 14-19.891), que le 9 septembre 2008, Abdallah X…, qui effectuait des missions pour la société Manpower, dont le courtier en assurance est la société Aon France, a été victime d’un accident mortel du travail alors qu’il avait été mis à la disposition de la société Fimaco Vosges (la société) assurée auprès de la société Axa France IARD (l’assureur) ; que sa veuve Mme X…, agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, dont Zachary né le 27 décembre 2008, a saisi, en présence de la caisse primaire d’assurance maladie des Vosges, un tribunal des affaires de sécurité sociale pour faire juger que l’accident était dû à la faute inexcusable de l’employeur et obtenir réparation de son préjudice et de celui de ses enfants ; qu’il a été jugé que la société, ayant commis une faute inexcusable, devait, avec son assureur, garantir la société Manpower de l’ensemble des conséquences de celle-ci ;
Attendu que la société et l’assureur font grief à l’arrêt d’indemniser le préjudice moral de l’enfant Zachary, alors, selon le moyen :
1°/ pour ouvrir droit à réparation, un préjudice doit être certain ; qu’en l’espèce, pour justifier la fixation à la somme de 25 000 € du préjudice moral de Zachary X…, actuellement âgé de huit ans, du fait du décès de son père avant sa naissance, la cour d’appel a retenu, par motifs propres et adoptés, qu’il  » souffre « ,  » à l’évidence « , de  » l’absence définitive de son père, qu’il ne connaîtra jamais qu’au travers des récits des tiers « , sans l’avoir connu ; qu’en se déterminant ainsi, sans avoir retenu ni analysé aucun élément de nature à établir la réalité objective de la souffrance invoquée, la cour a privé sa décision de base légale au regard de l’article 1382 devenu 1240 du code civil ;
2°/ que pour ouvrir droit à réparation, un préjudice doit résulter du fait générateur qui l’a produit par un lien de causalité direct et certain ; qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le décès accidentel d’une personne et le préjudice prétendument subi par son fils né après son décès ; qu’en jugeant le contraire, au motif inopérant que la mère de l’enfant a elle-même subi un préjudice moral lorsque, alors qu’elle était enceinte, son mari est décédé, la cour a violé l’article 1382 devenu 1240 du code civil ;
Mais attendu que, dès sa naissance, l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu ; qu’ayant estimé que Zachary X… souffrait de l’absence définitive de son père décédé dans l’accident du 9 septembre 2008, la cour d’appel a caractérisé l’existence d’un préjudice moral ainsi que le lien de causalité entre le décès accidentel de Abdallah X… et ce préjudice ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne les sociétés Fimaco Vosges et Axa France IARD aux dépens ;
Vu l’article 700 du code de procédure civile, rejette leur demande et les condamne à payer la somme globale de 3 000 euros à Mme X… et celle globale de 2 000 euros à la caisse primaire d’assurance maladie des Vosges (…)