Paul VERON
Maître de conférences à l’Université de Nantes
Membre du Laboratoire Droit et changement social (UMR 6297)
Membre associé du CERDACC
Commentaire de CE, 31 décembre 2024, n° 492854
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000050935924?isSuggest=true
Aux termes d’une décision remarquée en date du 31 décembre 2024 (V. Rivollier, « Annulation partielle du barème de l’ONIAM : quel contrôle et quel avenir pour les référentiels d’indemnisation ? » : D. 2025 p. 592 ; F. Roussel, « Le référentiel d’indemnisation de l’ONIAM à l’épreuve du principe de réparation intégrale : RDSS avr. 2025 p. 281 ; C. Bernfeld, « Censure partielle du référentiel de l’ONIAM par le Conseil d’État dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir » : Gaz. Pal. 4 mars 2025 p. 56 ; L. Bloch, « Référentiel ONIAM : touché mais pas coulé ! » : RCA févr. 2024 repère 2 ; S. Hocquet-Berg, « Référentiel indicatif d’indemnisation de l’ONIAM : une victoire en demi-teinte pour les victimes d’accidents médicaux » : RCA févr. 2025 comm. 25 ; L’Atrébate, « Le référentiel de l’Oniam fragilisé : et maintenant ? » : AJDA, 2025, p. 881), le Conseil d’Etat annule partiellement la décision du directeur de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM) d’abroger son référentiel d’indemnisation. Il fait en outre injonction à l’Office d’abroger ou de modifier, dans un délai de six mois, certaines dispositions du document litigieux, relatives à des postes de préjudices patrimoniaux (assistance par tierce personne, remboursement des frais de conseil, frais d’obsèques, frais divers des proches, prise en charge du forfait hospitalier).
Le référentiel de l’ONIAM, dont la première version a été adoptée en 2005, est contesté de longue date par les avocats de victimes et par certains universitaires spécialistes de la matière, les barèmes d’indemnisation proposés au titre de différents postes de préjudices étant considérés comme insuffisants et incompatibles avec le principe de « réparation intégrale », qui guide aujourd’hui notre droit de l’indemnisation. Le barème de l’Office est notamment critiqué pour son décalage avec d’autres référentiels faisant autorité, dont le célèbre référentiel commun des cours d’appel, dit « Mornet », plus généreux. Les offres d’indemnisation amiables formulées par l’Office faisant suite à une procédure devant la Commission de conciliation et d’indemnisation (soit au titre d’une indemnisation de l’accident médical non fautif, soit au titre d’une substitution à l’assureur du responsable désigné dans l’avis de la CCI en cas de refus d’offre par ce dernier) seraient en conséquence insuffisantes au regard de ce que la victime pourrait obtenir devant le juge. Surtout, l’application du barème de l’ONIAM par le juge administratif (qui en a fait son barème de référence, même s’il s’en distancie désormais parfois), conduirait à un traitement inégalitaire des victimes selon l’ordre juridictionnel devant lequel elles se trouvent.
En l’espèce, c’est la version du 22 mai 2023 du référentiel d’indemnisation qui était attaquée par la voie du recours pour excès de pouvoir par deux associations de victimes, l’ANADAVI et l’ADDAH 33. Le Conseil d’Etat reconnaît l’intérêt à agir de ces dernières, lui qui avait au contraire opposé une fin de non-recevoir à deux requérants universitaires spécialistes (CE, 10 oct. 2023, n° 464232, M. Rivollier et M. Quézel-Ambrunaz : JCP A 2023, act. 614, obs. M. Touzeil-Divina). Cette fois, il est jugé que l’association regroupant des avocats spécialisés en droit du dommage corporel comme celle défendant les droits des victimes justifient d’un intérêt leur donnant qualité pour agir.
L’argument de l’ONIAM selon lequel serait irrecevable le recours en annulation contre un simple référentiel de portée indicative, ne constituant pas une norme juridique, est écarté. Le Conseil d’Etat rappelle que « les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices ». Or, « le référentiel indicatif d’indemnisation de l’ONIAM, conçu pour les seuls besoins des dispositifs d’indemnisation amiable mentionnés ci-dessus, a le caractère de lignes directrices édictées par son conseil d’administration à l’intention des services de l’Office et destinées à guider ces derniers lorsqu’ils statuent sur des demandes d’indemnisation. Ce document peut par suite (…) faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». En cela, la décision s’inscrit dans le sillon désormais bien tracé des recours contre des actes de droit souple, qu’il s’agisse des recommandations de bonnes pratiques cliniques (CE, 27 avril 2011, Formindep, n° 334396 : AJDA 2011, p .877 ; ibid. p.1326, concl. C. Langlais ; D. 2011, p. 1287 ; ibid. p. 2565 obs. A. Laude ; RDSS 2011, p. 483, note J. Peigné ; RFDA 2011, p. 1326 ; JCP A 2011, p. 18, note M.-L. Moquet-Anger ; JCP A 2011, p. 43, note P. Villeneuve ; RJEP 2011, p. 20, note Friboulet ; RGDM 2011, p. 211, note V. Vioujas ; CE, 23 décembre 2014, Association lacanienne internationale, n° 362053), des actes d’autorités de régulation (CE, Ass., 21 mars 2016, n° 368082, Société Fairvesta International GmbH : Lebon, p.76 avec les concl. ; AJDA 2016, p. 717, chr. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; RFDA 2016, p. 497, concl. S. von Coester) ou des documents de portée générale de l’administration. Le rôle fortement régulateur exercé par les référentiels d’indemnisation et leur influence indéniable sur les pratiques des régleurs (amiables ou juridictionnels) justifie donc que ces normes de droit souple soient sujettes à un contrôle de légalité externe et interne. Il n’en a pas toujours été ainsi. A une époque où l’acte faisant grief était conçu de manière plus stricte, une décision du Palais Royal avait par exemple jugé irrecevable le recours dirigé contre le référentiel du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (CE, 3 mai 2004, n° 254961, Comité anti-amiante Jussieu, Lebon, p. 93).
Sur le fond, le Conseil d’Etat rappelle la compétence de l’ONIAM, au regard de ses missions, pour définir les principes généraux relatifs aux offres d’indemnisation (CSP, art. R. 1142-46). Toutefois, les dispositifs d’indemnisation gérés par ce dernier doivent impérativement respecter le principe de réparation intégrale. Notamment, les lignes directrices édictées pour guider la détermination des indemnités réparatrices ne « ne sauraient être fixées d’une manière qui procéderait d’une évaluation manifestement insuffisante des préjudices correspondants ou ferait obstacle à leur réparation intégrale ».
Le juge administratif conclut, sur ce fondement, à la censure du barème s’agissant de plusieurs postes patrimoniaux mais rejette, en revanche, les demandes d’annulation relatives aux postes extrapatrimoniaux. Concernant les premiers, le plafonnement systématique du remboursement des frais de conseil, qu’il s’agisse d’un médecin conseil ou d’un avocat, à 700 €, est considéré comme ayant un caractère impératif et non indicatif, dès lors incompatible avec le principe de réparation intégrale, qui suppose de réparer l’ensemble des frais exposés en lien avec le dommage. Il sanctionne dans les mêmes termes le plafonnement des frais d’obsèques et des frais divers des proches à 5 000 € ainsi que la limitation de la prise en charge du forfait hospitalier à 50%. S’agissant du poste de la tierce personne, le Conseil d’Etat censure là encore les dispositions du référentiel en ce qu’elles prévoient une indemnisation horaire en deçà du montant du SMIC horaire brut augmenté des charges de l’employeur, soit 13 € au lieu de 16 €. Cette position selon laquelle le SMIC doit servir de référence n’est pas nouvelle (CE 27 mai 2021, n° 433863, Mme Montillaud et a. : D. 2021, p. 1980, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon). En revanche, il ne relève pas d’erreur manifeste d’appréciation dans les tables de capitalisation utilisées.
La partie du référentiel relative aux préjudices extrapatrimoniaux ressort indemne du contrôle opéré par le Conseil d’Etat. Ce dernier refuse notamment de censurer le barème correspondant aux souffrances endurées. Si les associations requérantes faisaient valoir un décalage net (presque du simple au double) avec le référentiel « Mornet », le juge administratif n’y voit pas une méconnaissance du principe d’égalité entre les victimes ou une erreur manifeste d’appréciation. N’est pas davantage sanctionnée l’absence de mention, dans le référentiel, de deux postes de préjudices désormais reconnus comme autonomes par les juridictions, le préjudice d’angoisse de mort imminente (Cass., ch. mixte, 25 mars 2022, n° 20-15.624 et n° 20-17.072 : Gaz. Pal., 2022, n° 16, p. 16, note A. Guégan; AJDP 2022, n° 5, p. 262, note C. Lacroix ; JCP G, 2022, n° 16, p. 823, note P. Jourdain ; D. 2022, n° 15, p. 774, note S. Porchy- Simon ; La lettre juridique Lexbase, n° 903, 21 avril 2022, obs. V. Rivollier) et le préjudice d’impréparation au risque réalisé en matière médicale (Cass. 1re civ., 23 janvier 2014, n° 12-22.123 : D. 2014, p. 589 ; ibid. p. 584, avis L. Bernard de la Gatinais ; ibid. p. 590, note M. Bacache ; RDSS 2014, p. 295, note F. Arhab-Girardin ; JCP 2014, n° 446, note A. Bascoulergue ; ibid. n° 124, obs. C. Quezel-Ambrunaz ; RCA 2014, comm. 116, obs. S. Hocquet-Berg ; RDC 2014, p. 368, note A. Guégan-Lécuyer ; Gaz. Pal. 16-17 avr. 2014, obs. M. Mekki ; RTD Civ. 2014, p. 379, note P. Jourdain), le juge estimant que cette absence ne fait pas obstacle à leur indemnisation.
Cette position du juge administratif, si elle ne contente certes que partiellement les avocats de victime, semble globalement équilibrée. Ce dernier montre une plus grande retenue à censurer les dispositions du référentiel pour les préjudices extrapatrimoniaux que pour les postes patrimoniaux, ce qui peut se justifier. S’agissant des seconds, en effet, des éléments objectifs peuvent être identifiés le plus souvent, permettant de calculer concrètement la perte économique éprouvée ou le gain manqué, même s’il arrive que les bases de cette évaluation, pour certains préjudices futurs, soient fragiles (calcul des pertes de gains professionnels futurs d’une personne ayant alterné des périodes chômées et travaillées) voire inexistantes (lorsqu’il faut par exemple déterminer les pertes de gains futurs d’un très jeune enfant lourdement handicapé, question particulièrement délicate). Ainsi, le coût réel d’une assistance par tierce personne ou de frais de conseil peut être déterminé et permet de conclure le cas échéant que le barème proposé par l’ONIAM est insuffisant. L’atteinte au principe de réparation intégrale est alors aisément établie. Pour les préjudices extrapatrimoniaux, en revanche, déterminer sur des bases objectives ce qui constitue une réparation intégrale des préjudices apparaît bien plus délicat. Le problème est connu : il faut donner à un prix à ce qui n’en a pas (la perte de l’usage d’un bras ou d’un œil, l’impossibilité de pratiquer un sport, la cicatrice sur le visage ou l’impossibilité de procréer), convertir en termes financiers une valeur non marchande, saut qualitatif qui ne va pas de soi (J.-B. Prévost, Penser la blessure. Un éclairage philosophique sur la réparation du préjudice corporel : LGDJ, 2018, préf. Ph. Brun). Dans ce contexte, sauf à ce qu’il prévoie une somme modique ne pouvant manifestement pas donner satisfaction, il n’y a pas d’évidence selon laquelle un barème devrait être considéré comme s’approchant davantage d’une réparation intégrale (c’est-à-dire, au fond, d’une juste réparation) qu’un autre. Le problème réside plutôt dans l’inégalité éventuellement créée entre les victimes dans l’hypothèse d’un usage de différents barèmes d’un régleur à l’autre. De ce point de vue, l’utilisation du barème de l’ONIAM par ses propres services ou par le juge administratif n’est pas tant problématique en soi qu’au regard du fait que le juge judiciaire utilise lui-même un autre référentiel, commun aux cours d’appel (particulièrement bien fait il est vrai et qui suscite aussi pour cela moins de critiques). Comme le relève un auteur, cette coexistence de plusieurs référentiels comme le caractère peu attractif de celui de l’ONIAM produisent certains effets regrettables : les victimes et leurs conseils peuvent être tentés de se détourner du dispositif amiable des CCI (sachant pouvoir obtenir davantage d’indemnités au contentieux), outre une « stratégie attentiste des assureurs de médecins et laboratoires qui préfèrent ne pas formuler d’offres d’indemnisation aux victimes et laisser l’ONIAM se substituer à eux afin de n’avoir à rembourser l’office que dans la limite de ce qu’il a versé à la victime » (L’Atrébate, préc.).
On pourrait cependant ajouter deux remarques. D’une part, dans un cadre d’indemnisation amiable, il n’est pas nécessairement anormal que les indemnités réparatrices proposées par l’assureur (l’Office étant dans la position d’un assureur public) soient moins élevées que celles que la victime pourrait obtenir au contentieux. C’est le propre d’une transaction, qui permet d’éviter les contraintes d’une saisine de la justice, notamment des délais souvent longs. Dès lors, juger la pratique d’indemnisation amiable de l’Office à l’aune des pratiques d’indemnisation juridictionnelles dans un cadre contentieux ne serait pas nécessairement pertinent. Une transaction n’implique pas nécessairement une réparation intégrale du dommage, la victime pouvant choisir d’accepter une indemnisation partielle, ce qu’elle ne fera pas en général si, bien conseillée, elle juge l’offre non satisfactoire.
Plus fondamentalement, le principe de réparation intégrale doit-il s’appliquer dans les mêmes termes à un fonds public d’indemnisation comme l’Office et à un responsable (établissement ou professionnel) ? L’ONIAM n’est pas un responsable stricto sensu. Pour cela, il n’est pas nécessairement choquant, sur le principe, que l’indemnisation par la solidarité nationale – alimentée financièrement par la collectivité – s’écarte dans une mesure raisonnable de ce que serait une réparation intégrale du préjudice de la victime, au demeurant difficile à objectiver pour certains postes. Certes, il conviendrait dans ce cas, par souci de cohérence, de modifier l’article L. 1142-17 du Code de la santé publique, qui prévoit que lorsque la CCI conclut à un accident médical non fautif indemnisable, l’Office adresse à la victime une « offre d’indemnisation visant à la réparation intégrale des préjudices subis ». Pour autant, le régime légal d’indemnisation de l’accident médical non fautif prévoit lui-même certaines « entorses » à ce principe, démontrant que, dans ce contexte, la réparation intégrale ne constitue pas pour le législateur une valeur absolue et incontournable. Ainsi, outre que la solidarité nationale n’intervient que pour les dommages atteignant un certain seuil de gravité et qu’elle exclut la réparation des dommages consécutifs à une intervention de chirurgie esthétique (CSP, art. L. 1142-3-1), on relève que les victimes indirectes ne peuvent obtenir indemnisation de leurs préjudices lorsque la victime directe demeure vivante, même lorsque celle-ci est très lourdement handicapée (CSP, art. L. 1142-1, II).
A la fin du mois de juin 2025, l’ONIAM a révisé a minima son référentiel pour se conformer à l’injonction, sans astreinte, du Conseil d’Etat. La nouvelle version abandonne le plafonnement de la prise en charge des frais de conseil, désormais remboursés sur la base de pièces justificatives. Forfait hospitalier et frais d’obsèques sont pris en charge intégralement. Surtout, les montants relatifs au poste de la tierce personne, l’un des plus coûteux pour les dossiers de handicap lourd, sont revalorisés. Sans surprise, la nouvelle version a cependant immédiatement suscité de nouvelles critiques du côté des avocats de victime, en raison de ses évolutions limitées. Pour certains auteurs, le référentiel de l’ONIAM serait même sorti « revigoré » de ce contentieux (S. Hocquet-Berg, préc.), compte tenu du domaine limité de la censure prononcée par le juge administratif. La bataille entourant les référentiels d’indemnisation du dommage corporel est semble-t-il loin d’être achevée.