MONOPOLE ENVIRONNEMENTAL ET GESTION COLLECTIVE DU RISQUE : LA CJUE REHABILITE LA LOGIQUE DE MUTUALISATION, P. Bruyas

Pierrick BRUYAS

Enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Commentaire de CJUE, grande chambre, 10 juill. 2025, aff. C-254/23, Interzero e.a., ECLI:EU:C:2025:621

 

En admettant la compatibilité d’un monopole environnemental sans but lucratif avec le droit de l’Union, la Cour de justice reconnaît que la prévention des risques collectifs peut justifier des restrictions substantielles aux libertés économiques. L’arrêt Interzero inaugure une approche intégrée du marché intérieur, où la stabilité et la sécurité environnementale sont envisagés comme des paramètres de la rationalité économique.

 

Mots-clés : Environnement – Gouvernance du risque – Monopole légal – Proportionnalité – Service d’intérêt économique général (SIEG)

 

En admettant la compatibilité d’un monopole environnemental sans but lucratif avec le droit de l’Union, la Cour de justice reconnaît que la prévention des risques collectifs peut justifier des restrictions substantielles aux libertés économiques (P. Bruyas, « Service d’intérêt économique général – Environnement : CJUE grde ch., 10 juill. 2025, aff. C-254/23, Interzero » : Europe, nov 2025). Un certain nombre d’indices laissent penser que l’arrêt Interzero (CJUE, grande chambre, 10 juillet 2025, aff. C-254/23, Interzero e.a., ECLI:EU:C:2025:621 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex:62023CJ0254) inaugure une approche intégrée du marché intérieur, où la stabilité et la sécurité environnementale deviennent des paramètres de la « rationalité économique ».

L’affaire Interzero trouve son origine dans une réforme slovène de 2022 ayant instauré, pour chaque catégorie de produits, une organisation unique sans but lucratif chargée de la mise en œuvre collective des obligations de responsabilité élargie des producteurs (REP). Cette réforme a supprimé toute concurrence entre opérateurs, entraînant la résiliation automatique des contrats existants sans compensation ni période transitoire, et imposant de strictes restrictions de participation capitalistique ou professionnelle entre producteurs et gestionnaires de déchets. La Cour constitutionnelle slovène a alors interrogé la Cour de justice par une question préjudicielle sur la compatibilité d’un tel régime avec le droit de l’Union, notamment avec la liberté d’entreprendre de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et avec les articles 49, 56 et 106 TFUE et la directive 2006/123 sur la libre prestation de services.

La Cour admet la compatibilité d’un monopole légal confié à une organisation unique sans but lucratif, à condition que celle-ci soit clairement investie d’une mission d’intérêt économique général, que son fonctionnement soit encadré par des garanties procédurales et que les restrictions qu’elle impose soient proportionnées. Autrement dit, la création d’un monopole environnemental n’est pas, en elle-même, contraire au droit de l’Union. Difficile de ne pas voir dans cette application « dialogique » entre libertés et protections, l’application de la célèbre jurisprudence de la Cour en matière de certificats verts (D. Simon et A. Rigaux, « De la difficile conciliation entre les régimes de certificats verts en faveur de l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables et libre circulation des marchandises », Europe août-sept. 2014) et ses avatars plus contemporains (P. Bruyas, « Environnement – Énergies renouvelables : CJUE, 7 mars 2024, aff. C-558/22, Fallimento Esperia » : Europe mai 2024). Elle peut ainsi tout à fait être justifiée par la protection de l’environnement et de la santé publique, à condition que la mesure soit apte, cohérente et nécessaire, et qu’il n’existe pas d’alternative moins restrictive (N. de Sadeleer, Environnement et marché intérieur. Commentaire Mégret, 2010, spéc. p. 399).

L’arrêt Interzero invite à interroger cette mutation silencieuse du droit de l’Union. L’admission d’un monopole environnemental sans but lucratif par la Cour de justice consacre-t-elle une logique de gestion collective du risque, au détriment de la concurrence ? Cette interrogation est d’autant plus pertinente que la Cour de justice, traditionnellement gardienne du marché intérieur (A. Bailleux, « Les récits judiciaires de l’Europe » : RUE 2018, p. 5) adopte ici un raisonnement qui semble rompre avec la vision libérale classique. En validant la concentration d’une fonction économique au sein d’une entité unique, elle fait du risque environnemental un critère structurant de la régulation économique. Ce déplacement du curseur normatif, de la liberté vers la sécurité, traduit l’évolution du droit européen vers une économie de la prévention, où l’anticipation des catastrophes prime sur la dispersion concurrentielle.

C’est donc dans cette tension que se déploie l’analyse. L’arrêt Interzero révèle à la fois la légitimité du monopole comme instrument de gouvernance du risque (I), et la reconfiguration du principe de proportionnalité en outil de conciliation dynamique entre sécurité et concurrence (II).

 

I.- La reconnaissance d’un monopole environnemental comme instrument de prévention du risque collectif

En admettant la légitimité d’un monopole environnemental, la Cour de justice réhabilite la concentration institutionnelle dans un contexte où la fragmentation des acteurs est source de vulnérabilité systémique. Le raisonnement ne se fonde pas sur une nostalgie du service public national, mais d’après nous plutôt sur une rationalité du risque. Dans le sens où, lorsque la dispersion engendre des défaillances collectives, la centralisation devient un levier de fiabilité.

La Cour opère par la même occasion une relecture fonctionnelle du droit de la concurrence. Les libertés économiques ne sont plus des valeurs absolues, mais des moyens au service d’un ordre économique stable (par analogie V. Champeil-Desplats, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux » : Revue de droit du travail 2007, p.19). Dans le cas slovène, la multiplicité des opérateurs privés avait conduit à des comportements opportunistes et à une perte de contrôle sur la traçabilité des déchets. En plaçant l’environnement au cœur de sa justification, la Cour reconnaît le rôle d’un opérateur unique comme garant de la cohérence du système. Ce raisonnement résonne avec les théories de la « gouvernance du risque » développées dans les études de catastrophes, où un système fragmenté est souvent moins résilient qu’un système intégré, capable d’articuler les responsabilités et de mutualiser la vigilance (M. Baubonne, « Crise sanitaire et décentralisation » : JAC, 26 oct. 2020 A LIRE ICI ; ou encore J.-M. Pontier, « Quels territoires pertinents pour la prévention des risques ? » : in La décentralisation de l’environnement, territoires et gouvernance, PUAM, 2006, p. 171).

Le monopole environnemental devient ainsi une architecture de prévention. Il permet une surveillance globale, une standardisation des procédures et une traçabilité complète des flux. Certes, ce modèle concentre le pouvoir économique, mais la Cour souligne que la finalité environnementale et le caractère non lucratif constituent des garanties internes contre la dérive monopolistique. Le juge européen reconnaît ici un intérêt collectif supérieur – la préservation des écosystèmes – qui justifie la dérogation au pluralisme concurrentiel. Cette revalorisation du monopole environnemental peut aussi être lue à la lumière de l’évolution du statut des déchets dans le droit de l’Union. Depuis l’arrêt Commission c. Belgique (CJCE, 9 juill. 1992, aff. C-2/90, Wallonie), la Cour considère que les déchets, même lorsqu’ils ne possèdent plus de valeur économique immédiate, constituent des marchandises au sens du marché intérieur. Cette qualification a profondément transformé la logique du droit de l’environnement puisque le déchet n’est plus seulement un risque à éliminer, mais également un flux économique à organiser. Dans le contexte contemporain de la transition énergétique, cette dimension prend un relief nouveau. Les réseaux de chauffage urbain alimentés par la combustion de déchets illustrent l’ambivalence d’une matière devenue à la fois ressource et menace. La circulation transfrontalière des déchets soulève ainsi des enjeux d’équilibre entre liberté de circulation et protection environnementale, que la Cour avait déjà esquissés dans sa jurisprudence relative aux transferts de déchets (CJCE, 25 juin 1998, aff. C-203/96, Dusseldorp e.a.). L’arrêt Interzero prolonge cette dynamique, puisqu’en admettant la légitimité d’un monopole de collecte et de traitement, la CJUE reconnaît implicitement que la régulation de ces flux économiques peut nécessiter une centralisation des responsabilités. La finalité environnementale ne se limite plus à prévenir la pollution, mais tend à intégrer la gestion du déchet dans une économie circulaire régulée, où la concurrence cède la place à la cohérence systémique.

Quel que soit l’angle de gestion du déchet retenu, l’arrêt offre une inflexion dans l’économie générale de la jurisprudence, dès lors que la Cour admet qu’il puisse exister des zones de non-concurrence légitimes comme elle peut parfois le faire (L. Idot, « Chronique Droit européen de la concurrence : pratiques anticoncurrentielles – Relations horizontales et article 101 TFUE » : RTD eur 2024, p. 697), mais ici fondées sur la nécessité d’assurer la sécurité collective.

 

II.- Le principe de proportionnalité : un outil de conciliation dynamique entre liberté économique et sécurité environnementale

 Si la Cour valide la possibilité du monopole, elle ne se départit pas d’une exigence de contrôle. Le principe de proportionnalité devient ici la clef de voûte d’un équilibre dynamique qui ne se limite plus à encadrer les restrictions aux libertés, mais sert à réguler la gouvernance du risque. La Cour impose ainsi que la création du monopole soit justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général, que les mesures soient cohérentes et nécessaires, et qu’elles s’accompagnent de garanties procédurales (contrôle public, transparence, recours effectifs). Ce contrôle de proportionnalité, loin d’être formel, opère une véritable évaluation de la soutenabilité institutionnelle. La Cour vérifie en effet que le régime n’exclut pas de manière arbitraire les opérateurs privés et qu’il reste ouvert à une réévaluation périodique.

Dans cette approche, l’on peut valablement être d’avis que la proportionnalité est utilisée comme un principe de « gouvernance adaptative » ; c’est du reste toujours un peu le cas dans ce genre d’arrêts où la Cour met en balance une liberté de circulation – ici de libre établissement, de libre prestation de service et de libre entreprise – et une protection légitime – ici une certaine vision de la protection de l’environnement. Elle assure en fait que la structure monopolistique demeure réversible, qu’elle puisse être corrigée si elle cesse de répondre efficacement à l’objectif environnemental. Ce faisant, il est possible de voir dans cet arrêt l’idée de ce que la Cour introduirait dans le droit économique européen une dimension de temporalité du risque. La légalité d’un dispositif dépendant alors de sa capacité à s’ajuster à l’évolution des menaces environnementales et à l’état des connaissances scientifiques.

On retrouve ici une logique comparable à celle du principe de précaution, parent pauvre quant à lui de la CJUE, qui lui préfère toujours d’autres instruments plus en phase avec sa grammaire des droits (A. Rigaux, « Commercialisation de l’huile de cannabidiol (CBD) » : Europe janv. 2021) ; sauf quelques fois de façon sporadique (S. Roset, « Classification des déchets dangereux et principe de précaution » : Europe mai 2019). La proportionnalité n’est alors plus seulement un critère de limitation, mais aussi une méthode de décision prudente. En conciliant ainsi liberté économique et sécurité écologique, la Cour esquisse en quelque sorte une théorie européenne du risque collectif, où la stabilité, la transparence et la prévention vont peut-être, qui sait, jusqu’à devenir des « biens communs économiques » en eux-mêmes (S. Nadaud, « L’action internationale de l’Union en faveur de la préservation de la biodiversité » : RUE 2023, p. 208).

En ce sens l’arrêt Interzero dépasse sans aucun doute la question slovène du recyclage. Cet arrêt de grande chambre consacre un changement d’échelle du droit de l’Union, où le marché intérieur n’est plus envisagé comme un espace de circulation pure, mais aussi comme un espace de régulation des risques – ici environnementaux et sanitaires communs (voire énergétique dans le cadre de la valorisation) –. En validant le principe d’un monopole environnemental sans but lucratif, la Cour de justice affirme la possibilité d’une économie de la prévention, où la concentration des moyens n’est plus synonyme de restriction, mais de responsabilité collective.

Ce tournant ouvre la voie à une lecture renouvelée du droit de l’Union ; une lecture systémique et résiliente, dans laquelle la gestion du risque environnemental participe de la cohésion européenne. La concurrence devient alors non pas l’adversaire, mais le « contrepoint nécessaire » (J. Chevallier, « Constitution et communication » : D 1991, p. 247) d’une gouvernance intégrée, capable d’équilibrer liberté et sécurité au service d’un objectif commun qu’est l’environnement.

 

 

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