RAPPEL UTILE SUR LA FAUTE PERSONNELLE DÉTACHABLE DU MAIRE, APPRÉCIÉE PAR LE JUGE JUDICIAIRE, A L’OCCASION D’UNE CHUTE DANS UN ÉTABLISSEMENT PUBLIC, E. Desfougères

Éric DESFOUGÈRES

Maître de conférences (HDR) à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Commentaire de C. cass., civ. 1ere, 4 juin 2025, n° 24-12.094

Tandis que se profile, à moins de trois mois des prochaines élections municipales, la phase de révélation des ambitions électorales de nos futurs édiles, une décision de la première chambre civile de la Cour de cassation, passée relativement inaperçue, est venue assez opportunément repréciser les conditions dans lesquelles ils pourraient se voir condamner pour faute personnelle détachable de leurs fonctions.

Tout part, comme souvent, d’un fait divers assez banal. Le 29 novembre 2018, une personne s’était blessée, après avoir chuté au cours d’un événement privé (vraisemblablement une séance bi-hebdomadaire de gymnastique ou une réunion d’information en vue de ceux-ci) organisé dans la salle des fêtes située dans l’hôtel de ville de la commune de Poggio-Mezzana (Haute-Corse), dont le maire avait remis les clefs. Suite à l’assignation en responsabilité et indemnisation devant le juge judiciaire, la Cour d’appel de Bastia, par un arrêt en date du 8 novembre 2023 (n°23/00305), à l’issue de plusieurs procédures, a bien confirmé le jugement du 17 mars 2023, du Tribunal judiciaire de Bastia (n° 22/00907) ayant rejeté l’exception d’incompétence, suscitant le pourvoi du maire et de la commune. Les hauts magistrats judiciaires censurent pourtant cette position, s’éloignant par là même des solutions dégagées par le juge répressif (I) pour se rapprocher plutôt de celle émanant du juge administratif (II).

 

I.- Des divergences de définition de la faute personnelle des maires …

Si la question n’est pas nouvelle (A), elle a connu un certain regain d’actualité en raison d’hypothèses de faits pénalement répréhensibles (B).

 

A.- Les difficultés traditionnelles de mise en œuvre de la distinction faute de service / faute personnelle

C’est bien au visa de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III que la décision commentée a été rendue. Ces deux textes révolutionnaires ayant interprété le principe de la séparation ont in fine, on le sait, débouché sur le mémorable arrêt du Tribunal des conflits du 30 juillet 1873 Pelletier (Rec. 117), à l’origine de la distinction entre faute de service et faute personnelle. S’en est suivi un certain nombre de décisions de jurisprudence quasiment toutes aussi connues s’efforçant de définir ce dernier concept. Au premier rang desquels, un autre arrêt du Tribunal des conflits du 5 mai 1877 Laumonnier-Carriol (Rec. 437) surtout entré à la postérité en raison des conclusions du commissaire du gouvernement E. Laferrière pour qui la faute de service « révèle un administrateur, un mandataire de l’État, plus ou moins sujet à erreur » tandis que la faute personnelle révèle « l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences ». Reste que, lorsque la faute personnelle est commise lors du service ou avec les moyens de celui-ci, suivant la formule d’un autre commissaire du gouvernement encore plus célèbre : L. Blum sous l’arrêt du Conseil d’État du 26 juillet 1918 Époux Lemonnier (Rec. 761 ; JCP A 2018 comm. 2150 note M. Touzeil-Divina, « Cumul des fautes personnelles et de service y compris pour un même fait ») subsiste toujours des situations où « le service ne se détache pas de la faute ». L’enjeu n’est pas mince puisque, tandis que la faute de service permettra suivant un régime de droit public d’engager la responsabilité de l’Administration devant le juge administratif, la faute personnelle se traduira par une poursuite de l’agent devant le judiciaire selon un régime de droit privé, voire depuis la loi du 10 juillet 2000 (dite « Loi Fauchon »), devant le juge répressif.

La distinction entre les deux catégories de fautes n’a cependant pas été sans soulever nombre de dissensions, notamment devant le juge judiciaire (V. notamment S. Petit, « Contributions du Tribunal des conflits, du Conseil d’État et de la Cour de cassation à l’évolution de la notion de faute de service (par référence à sa gravité) : Gaz. Pal. 27 oct. 2001 p. 2 ; A. Tardif « Faute administrative et faute civile : destins croisés » : Revue Juridique -Droit prospectif 2022/1 p. 17 et l’étude la plus complète sur la question : M. Carius, « La gravité de la faute personnelle de l’agent public à l’épreuve du dualisme de juridiction » : AJFP janv./févr. 2018 p. 6) »), au point que certains auteurs ont cru pouvoir en prédire une quasi disparition (V. entre autres A. Claeys, « Faute personnelle et responsabilité : une jurisprudence Pelletier à bout de souffle » : AJDA 3 avr. 2023 p. 585).

 

B.- La prise de distance avec l’exigence d’agissement intentionnel par la chambre criminelle

Pour tenter de simplifier la classification, alors qu’on le verra, la plus haute juridiction administrative avait de longue date éprouvé la nécessité d’élaborer un critère plus objectif lié à la particulière gravité de la faute de l’agent, une décision du Tribunal des conflits avait pourtant créé un doute en affirmant que qu’elle que soit sa gravité la faute ne saurait être regardée comme détachable du service (T. confl. 19 oct. 1998 n° 3131 Préfet du Tarn c / Toulouse ; JCP G 1999 II 10225 « La falsification d’un POS par un fonctionnaire n’est pas une faute personnelle » note A. du Cheyron et concl. J. Saint-Rosse ; D. 1999 p. 127 « Le retour à la garantie des fonctionnaires » note O. Gohin concernant un technicien de la Direction départementale de l’équipement qui s’était pourtant, à la demande du maire de Cordes, livré à des faux en écriture publique).

La première chambre civile de la Cour de cassation semblait bien elle aussi retenir la même demande de gravité plus favorable aux agents et élus pour détacher la faute du service (V. par exemples Cass. civ. 1ère 10 nov. 2021, n° 20-15.017 à propos d’un maire et de plusieurs élus en charge de l’urbanisme ayant dénigré des terrains pour dissuader les propriétaires de les vendre ou Cass. civ. 1ère 25 janv. 2017, n° 15-10.852, D. 2017 p. 296 « Responsabilité personnelle d’un maire : recherche d’une faute détachable des fonctions » ; AJDA 6 févr. 2017 p. 205 « Faute du maire détachable de l’exercice de ses fonctions : appréciation du juge judiciaire » obs. D. Poupeau concernant le maire de Contes (Alpes maritimes) soupçonné d’avoir volontairement et systématiquement fait obstruction à la construction d’un lotissement ; Droit Administratif mars 2017 « La qualification ondoyante de la faute personnelle d’un maire » Alerte 45).

Mais, la chambre criminelle avait quant à elle, depuis au moins une dizaine d’années, pour retenir la détachabilité rajouté un caractère intentionnel, requis la présence de manquements volontaires et inexcusables à des obligations d’ordre professionnels et déontologiques (Cf. Cass. crim. 29 nov. 2016, n° 15-80.229 ; AJDA 30 janv. 2017 p. 150 « Indemnisation des faits de harcèlement moral commis par un maire » ; AJCT mars 2017 p. 168 « La faute personnelle d’un maire reconnu coupable de harcèlement moral » note Y. Mayaud à propos du maire du Castellet (Var) s’étant livré à des actes de harcèlement moral sur un de ses agents municipaux ; Cass. crim. 15 sept. 2015, n° 14-85.726, RCA déc. 2015 « Compétence juridictionnelle (judiciaire ou administrative ?) » comm. 314 à propos d’une rixe ayant opposé le maire de Propriano (Corse-du-Sud) à un de ses conseiller municipal). On pouvait toutefois également retrouver une exigence similaire dans certaines décisions du juge administratif (V. CE 5 avr. 2013 n° 349115, à propos de falsification d’attestations de stage délivrées par le maire de Loon-Plage (Nord) en tant que président du centre communal d’action sociale).

C’est la tragédie de la tempête Xynthia ayant causé, dans la nuit des 27 au 28 février 2010, 29 morts et 80 blessés, sans compter des dégâts matériels incommensurables sur les côtes vendéennes et la saga judiciaire corrélative, fidèlement relatée et commentée dans notre Journal – qui ont le mieux traduit l’imbrication des responsabilités et les approches différentes. Le maire de la Faute-sur-Mer (Vendée) et sa première adjointe en charge de l’urbanisme se voyaient reprocher l’absence d’information et d’établissement de plans et surtout la délivrance d’autorisations et de permis de construire dans des zones soumises au risque de submersion. En 1ère instance, le tribunal correctionnel (TGI Sables-d’Olonne 12 déc. 2014, n° 877/2014 AJDA 2 mars 2015 p. 379 « Xynthia, ou l’incurie fautive d’un maire obstiné » note C. Cans, J.-M. Pontier et T. Touret ; JAC n° 150, janv. 2015 « Xynthia : les responsabilités pénales ») avait retenu la faute personnelle avant d’être infirmé par Cour d’appel (CA Poitiers 4 avr. 2016 n° 16/00199 ; AJDA 27 juin 2016 p. 1296 « Xynthia en appel ou quand les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets… » note C. Cans, J.-M. Pontier et T. Touret ; JAC n° 163, avr. 2016 « Xynthia : la mansuétude de la cour d’appel » note M.-F. Steinlé-Feuerbach) et la chambre criminelle (Cass. crim. 2 mai 2018, n° 16-83.432 ; JAC n° 181, déc. 2018 « Xynthia : l’introuvable faute personnelle » note M.-F. Steinlé-Feuerbach, https://www.jac.cerdacc.uha.fr/xynthia-lintrouvable-faute-personnelle-m-f-steinle-feuerbach/). A l’instar de plusieurs jugements du tribunal administratif de Nantes (TA Nantes 19 janv. 2017 n° 1411130 et TA Nantes 12 févr. 2018 n° 1504909, 1700446, 1504910, 1700281, 1504927 et 1700315, JAC n° 175, avril 2018, « Xynthia : le juge administratif prend la suite du juge pénal » note H. Arbousset et M.-F. Steinlé-Feuerbach, https://www.jac.cerdacc.uha.fr/xynthia-le-juge-administratif-prend-la-suite-du-juge-penal-m-f-steinle-feuerbach-et-h-arbousset/ ; AJDA 2018 p. 1734 « L’affaire Xynthia ou l’échec de la co-administration » note H. Belrhali), le Conseil d’État (CE 31 mai 2021, n° 434733) a, de son côté, confirmé l’absence de faute personnelle détachable, tout en soulignant la gravité des agissements et des négligences commises, précisément en raison de l’absence d’intention de nuire et de recherche d’un intérêt personnel. Cela paraissait préfigurer un alignement de la vision des deux ordres de juridiction.

Dans ce contexte, une décision de la première chambre civile avait alors reproché à une juridiction d’appel d’avoir retenu la gravité comme seul critère de qualification pour estimer que la faute personnelle était dépourvue de tout lien avec le service (Cass. civ. 1ère 18 janv. 2023 n° 21-13.369 ; AJFP mai 2023 p. 300 « Définition de la faute personnelle des fonctions : vers une harmonisation au sein de la Cour de cassation ? » à propos d’un stomatologue exerçant en secteur public dans un centre hospitalier n’ayant pas pris en charge une patiente conformément aux bonnes pratiques note C. Frogier).

La même formation contentieuse semble donc bien se dédire avec la présente espèce ou à tout le moins circonscrire le périmètre de sa précédente décision.

 

II.- … à la convergence autours du critère de gravité des fautes commises y compris à l’égard des rassemblements privés

Finalement ce sont seulement les dérives les plus importantes des élus (A), à l’occasion de tous regroupements de personnes (B), qui pourront être détachés des fonctions.

 

A.- Le recentrage sur l’exigence de particulière gravité du Conseil d’État 

On peut, au fil de la jurisprudence administrative, recenser plusieurs exemples d’agissements de maire considérés comme détachables du mandat en raison de préoccupations d’ordre privé, de comportements incompatibles avec les obligations imposées dans l’exercice de fonctions publiques ou d’une particulière gravité eu égard aux conditions dans lesquelles les faits ont été commis. Il en va ainsi de l’éviction illégale du service de deux secrétaires du cabinet du maire de Villepinte (Seine-Saint-Denis) (CE 29 déc. 2021, n° 434906). En revanche, il avait bien été précisé que ni la qualification retenue par le juge pénal, ni le caractère intentionnel des faits – en l’occurrence notamment l’acquisition de deux voitures de sport par la commune et l’utilisation à des fins privées par le maire de Roquebrune-sur-Argens (Var) – ne suffisaient par eux-mêmes à refuser le bénéfice de la protection fonctionnelle en raison d’une faute personnelle détachable (CE 30 déc. 2015 n° 391798 et 391800 : AJDA 2016 p. 1575 « Précisions sur la faute du maire détachable de l’exercice de ses fonctions » note H. Rihal ; AJCT mars 2015 p. 163 « Les obstacles manifestes à la protection fonctionnelle de l’élu pénalement mis en cause » obs. M. Yazi-Roman). Ce positionnement ne faisait qu’entériner la transposition aux élus locaux de la jurisprudence bien établie à l’égard des agents publics, ainsi que l’avait fait auparavant le Tribunal des conflits (Trib. confl. 19 mai 2014 Berthet c/ Filippi, n° C3939 à propos de pressions du maire de Ventabren (Bouches-du-Rhône) contre sa directrice générale des services ; Droit Administratif oct. 2014 comm. 60 « Faute personnelle – Nouveautés sur le(s) juge(s) compétent(s) en cas de faute personnelle » note G. Eveillard).

C’est bien à cette définition assouplie de la faute personnelle, recentrée sur la gravité, que donne l’impression de revenir dans la présente décision la première chambre civile (V. en ce sens la note de C. Castaing, « Le maire avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences… la première chambre civile s’aligne sur la définition de la faute personnelle détachable du Conseil d’État » : RCA sept. 2025 comm. 159).

 

B.- Les limites des moyens d’intervention des maires à l’égard des manifestations privées

Le débat en appel sur la qualification de la salle et le fait qu’elle ferait partie du domaine public ou du domaine privé ayant été réglé par la constatation qu’aucun aménagement ne pouvait renvoyer à une affectation à un service public n’est donc pas soulevé à nouveau en cassation. C’est donc bien les conditions de la mise à disposition, directement par le maire, sans signature de convention, sans établir un état des lieux préalable, sans aucune demande de rétribution et sans vérification de la souscription d’une assurance spécifique, comme le prévoyait le règlement intérieur de la commune, qui constituait la faute reprochée dès lors considérée comme détachable. La question des assurances s’était d’ailleurs déjà posée au sujet d’une chute, cette fois dans une cour attenante à la salle des fêtes et avait alors été tranchée par un avis du Conseil d’État du 31 mars 2010 (n° 333627) en faveur d’une compétence du juge administratif.

Au passage, on peut relever qu’alors qu’on envisageait principalement la compétence des maires concernant les rassemblements privés uniquement sous l’angle de la police administrative à travers les finalités de prévention des troubles à l’ordre et à la tranquillité publique, on peut déceler, en l’occurrence, un nouvel angle de mise en cause.

Voici, dès lors, les prochains élus bien avertis des conséquences éventuelles de leur excès de comportement susceptibles d’engager leur responsabilité personnelle.

 

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