COMPTE-RENDU DE LA CONFERENCE D’ALICE ROQUES : LA MATERIALITE DE L’INCRIMINATION COMME OUTIL D’APPREHENSION DU RISQUE DE PASSAGE A L’ACTE, M. Mesquita et A. Nacher

Morgane MESQUITA et Aurélie NACHER

Etudiantes en Master 2 Droit – Professions juridiques et judiciaires à l’Université de Haute-Alsace

 

Le 5 décembre 2025, Alice Roques, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris-Est Créteil, donnait une conférence consacrée à la matérialité de l’incrimination et à son évolution face au risque de passage à l’acte, dans le cadre des « Conférences juridiques de la Fonderie » organisées par Silvain Vernaz, (https://www.jac.cerdacc.uha.fr/event/les-conferences-juridiques-de-la-fonderie-materialite-de-lincrimination-et-apprehension-du-risque-de-passage-a-lacte/). La richesse de son propos, nourri d’exemples jurisprudentiels récents et d’une réflexion théorique sur la nature même de l’infraction, a permis d’éclairer les mécanismes contemporains du droit pénal préventif.

Alice Roques rappelle la distinction entre deux notions souvent confondues : l’incrimination, telle que décrite par le législateur dans le Code pénal, et l’infraction, entendue comme le passage à l’acte délinquant dans la réalité.

La conférence s’intéresse ainsi à la matérialité de l’incrimination, c’est-à-dire à l’élément matériel tel qu’il ressort de la loi, et non à sa réalisation factuelle.

 

I.- La matérialité incriminée et la matérialité incriminable

La matérialité renvoie au tangible, à ce que la doctrine désigne comme le « corps du délit ». Elle comprend les actes positifs ou négatifs susceptibles de porter atteinte à un intérêt protégé.

La matérialité incriminée désigne l’acte ou l’omission constituant l’élément matériel de l’infraction. Cependant, le législateur doit faire attention à ce qu’il incrimine. Un comportement peut être matériellement identifiable sans être légitimement incriminable. Rien n’empêcherait, techniquement, de punir « le fait de claquer une porte trop fort ». Toutefois, un tel comportement ne revêtirait aucun caractère nuisible à la société au sens de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est cette absence de potentiel nuisible qui rend l’incrimination juridiquement illégitime.

Prenant l’exemple de l’atteinte à la vie, Alice Roques montre comment le législateur remonte la chronologie de l’enchainement causal pour appréhender des comportements de plus en plus éloignés de la réalisation du résultat redouté (la mort) : meurtre, empoisonnement (l’administration de la substance suffit, sans qu’il y ait besoin que la mort survienne), association de malfaiteurs (incrimination des actes préparatoires), port d’arme …  Autant de comportements qui, bien qu’antérieurs au résultat final, peuvent abstraitement conduire à générer une atteinte à la vie et justifier leur incrimination.

Pourtant, face à la volonté d’anticiper toujours plus tôt un possible passage à l’acte, le droit pénal contemporain connaît une crise de la matérialité. Les éléments constitutifs de l’infraction se trouvent parfois réduits à peau de chagrin.

 

II.- L’amoindrissement de la matérialité incriminée : de la poussière de comportement aux infractions sans résultat

Alice Roques rappelle que les infractions « classiques » telles que le vol, viol ou le recel, reposent sur une matérialité pleine : un acte, un résultat, un lien de causalité. Or celles-ci tendent à devenir largement minoritaires. En effet, pour appréhender le risque de passage à l’acte, le législateur agit selon des logiques complémentaires. D’une part, il édulcore le comportement matériel et d’autre part, il fait disparaître le résultat de l’infraction. Le législateur vise désormais des actes faiblement tangibles, de véritables poussières de comportements.

Un exemple emblématique est le délit d’embuscade (article 222-15-1 du Code pénal), dont l’élément matériel consiste dans le simple fait « d’attendre » certains agents publics dans un lieu et un laps de temps déterminés, dans le but de commettre des violences. L’attente, comportement quasiment immatériel, suffit lorsqu’il est renforcé par des circonstances propres à établir l’intention de commettre une embuscade.

Le même mécanisme se retrouve dans les infractions d’entente criminelle, telles que l’association de malfaiteurs. L’élément matériel se limite à l’adhésion à un groupe, tandis que la préparation d’infractions, prouvée par des faits matériels, y compris licites, établit le projet criminel. La Cour de cassation, dans un arrêt du 5 février 2025, précise même que ces faits préparatoires n’ont pas à être imputés à l’auteur : la simple connaissance du projet suffit à constituer l’infraction.

Plus radical encore, le complot réprimé par le Code de justice militaire (article L322-3) punit la simple résolution d’agir concertée, parfois caractérisée par un banal échange.

Afin d’appréhender un risque avant toute atteinte au bien protégé, le législateur multiplie les infractions sans résultat. Parmi elles, sont visées les infractions obstacles, les infractions formelles, les infractions routières (comme le rodéo motorisé), ou encore le terrorisme.

En matière de terrorisme, le législateur recourt à deux techniques distinctes. Il peut d’une part se fonder sur une infraction déjà existante, telle qu’un meurtre ou des violences, et lui conférer la qualification « terroriste » lorsqu’elle est commise dans un contexte lié à une entreprise terroriste. Mais il peut d’autre part créer une infraction entièrement nouvelle, en sanctionnant un comportement qui n’est normalement pas puni, mais qui devient répréhensible dès lors qu’il intervient dans un cadre terroriste.

Plus récemment, l’article 223-1-1 du Code pénal réprime la mise en danger d’autrui par diffusion d’informations privées. Ici, le risque n’est pas attaché au fait matériel (la diffusion d’information(s)), mais à l’intention de l’auteur, même si celle-ci n’a produit aucun effet. L’absence de résultat, voire l’échec total de la diffusion, n’empêche pas la consommation de l’infraction.

La multiplication de ces infractions de prévention pose toutefois une limite constitutionnelle. Dans sa décision du 7 avril 2017, le Conseil constitutionnel rappelle que le principe de nécessité impose l’existence d’un élément matériel tangible. Or, si l’incrimination se réduisait à la seule pensée, toute preuve deviendrait impossible.

 

III.- L’épreuve de la matérialité incriminable : atteintes indirectes, précaution et infractions inoffensives

Outre le fait que le législateur réduise la matérialité incriminée, il lui arrive également d’incriminer un potentiel nuisible des comportements.

Le modèle linéaire de la chaîne causale suppose que l’auteur de l’infraction préparatoire est aussi celui de l’infraction consommée. Or, de nombreuses incriminations permettent aujourd’hui de viser des auteurs indirects, ceux qui influencent ou facilitent le passage à l’acte. Ainsi, des comportements autrefois qualifiés de complicité deviennent des infractions autonomes (provocation, incitation, sollicitation, « laisser faire »). Le législateur contourne les règles traditionnelles de la complicité (absence d’effet matériel, nécessité de faits positifs) pour créer une responsabilité pénale élargie. Alice Roques évoque par exemple l’article 322-6-6 du Code pénal, qui sanctionne la diffusion de procédés de fabrication d’explosifs. Il s’agit d’une provocation à une infraction elle-même obstacle et par conséquent déjà préventive.

Plus encore, le champ des procédés incriminés est plus large que celui de l’infraction préparatoire visée et la logique de précaution devient désormais prédominante.

Certaines incriminations reposent à présent sur un danger hypothétique, s’inscrivant dans un principe de précaution. Dans le Code de la sécurité intérieure (art. L. 224-1), le non-respect d’une interdiction administrative de sortie du territoire, décidée « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’une personne projette : 1° Des déplacements à l’étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes (…) » est puni d’une peine de 3 ans d’emprisonnement. Ce contournement permet ainsi d’appréhender un risque incertain en sanctionnant non le comportement dangereux supposé, mais la violation de la mesure administrative.

Dans le même sillage, l’infraction de dissimulation du visage aux abords d’une manifestation (C. pén., art. 431-9-1) possède un élément matériel qui se limite à la dissimulation du visage dans un contexte où des troubles sont susceptibles de survenir. L’atteinte à la République, valeur ici protégée par l’incrimination, n’est aucunement réalisée, mais le législateur présume que dissimuler son visage équivaut à se préparer à des violences ou des destructions de biens.

Certaines incriminations vont encore plus loin, en sanctionnant des comportements moralement discutables mais dépourvus de tout potentiel nuisible concret. Par exemple, la représentation pédopornographique prévue par l’article 227-23 du Code pénal réprime le fait de représenter de manière pornographique un mineur, même si celui-ci n’existe pas (ex. dessin, génération d’une image par une IA). Aucun mineur réel n’étant impliqué, l’infraction ne protège aucune victime concrète. La Cour suprême des États-Unis a d’ailleurs déclaré cette incrimination inconstitutionnelle en 2002, faute de lien démontré entre consommation d’images fictives et passage à l’acte.

Finalement, Alice Roques souligne que l’élément matériel de l’infraction, traditionnellement conçu comme un acte tangible produisant un résultat, est profondément transformé par l’essor du droit pénal du risque. Poussières de comportements, infractions sans résultat, infractions de précaution ou inoffensives, la matérialité se dissipe au profit d’une logique d’anticipation et de prévention.

Reste alors une question fondamentale : jusqu’où accepter que le risque justifie l’abaissement de la matérialité ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Ou faut-il, à partir de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dégager un véritable principe constitutionnel de matérialité, garant contre une pénalisation des comportements dépourvus de nuisibilité réelle ?

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