INDEMNISATION DE LA PERTE DE CHANCE : UN RAPPEL SALUTAIRE DES CONDITIONS D’INDEMNISATION DE LA CHANCE PERDUE, A. Tardif

Anthony TARDIF

Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Commentaire de C. cass., civ. 3e, 11 sept. 2025, n°23-21.882.

Par un arrêt du 11 septembre 2025 rendu à propos de l’obtention d’honoraires de résultat d’une société de gestion d’assurance, la troisième chambre civile vient de rappeler les conditions d’obtention de la réparation d’une perte de chance en matière de responsabilité contractuelle.

 

Mots-clés : Honoraires de résultat – Perte de chance – Responsabilité contractuelle

 

Après une période de flottement concernant sa portée exacte, la perte de chance est revenue sous les feux de l’actualité à la faveur d’un important arrêt rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 27 juin dernier (C. cass., ass. plén., 27 juin 2025, n°22-21.812 et 22-21.146 : LPA, sept. 2025, n°9, p. 84, note A. Dadoun). Bien que rendu sous l’angle strictement processuel, cet arrêt contenait déjà, en germe, plusieurs innovations concernant l’office du juge saisi d’une demande d’indemnisation d’une perte de chance :  l’impact d’une telle jurisprudence sur le droit substantiel était donc fortement attendu. Par un arrêt du 11 septembre 2025, la troisième chambre civile décida, plus sobrement, que l’indemnisation de la chance perdue ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. En l’espèce, une société civile immobilière propriétaire d’un ensemble immobilier géré par une société tierce commanda des travaux de construction auprès d’un entrepreneur. Suite à l’apparition de divers désordres, la société propriétaire et la société gérante de l’ensemble immobilier décidèrent d’assigner conjointement la société constructrice et son assureur. En parallèle, la société propriétaire de cet ensemble décida de conclure un contrat de « gestion de sinistre » avec une société dénommée « GRC Consulting », qui était rémunérée par honoraires de résultat. Bien que conclu pour une durée déterminée, ce contrat fût résilié unilatéralement et de manière anticipée par la société propriétaire du parc immobilier.

La société de gestion obtient, en appel, la condamnation de la société civile immobilière au paiement de l’intégralité du montant des honoraires, ceci au titre de la résiliation abusive du contrat. Suivant le raisonnement des juges du fond, l’obtention de la rémunération de la société de gestion ne faisait aucun doute puisqu’il «  n’existait aucune incertitude ni aléa sur le fait que les deux sociétés obtiendraient des indemnités de l’assureur dommages-ouvrage ».

Par un arrêt du 11 septembre 2025 (C. cass., 3e ch. civ., 11 sept. 2025, n°23-21.882 : LEDC 2025, n°9, p . 6, obs. H. Kassoul ;  D. actu., 30 sept. 2025, obs. F. Viney  A LIRE ICI ), la troisième chambre civile de la Cour de cassation censure cette décision, au visa de l’ancien article 1147 du code civil ( actuel C. civ., art. 1231-1) et du principe de réparation intégrale du préjudice, en retenant que « le préjudice résultant de la résiliation anticipée d’un contrat, lorsque celle-ci emporte la disparition d’une éventualité favorable à laquelle était subordonnée la perception par le cocontractant d’un honoraire de résultat, s’analyse en une perte de chance, qui, mesurée à la chance perdue, ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée ». Cette décision tranche radicalement avec le libéralisme dont a fait preuve l’Assemblée plénière en juin dernier au sujet de l’admission de la réparation d’une perte de chance non alléguée par la victime dans sa demande initiale. Bien qu’elle n’ait pas la portée symbolique d’un arrêt d’Assemblée plénière, cette décision était donc attendue. Toutefois, elle mérite l’attention moins par son contenu que par son contexte d’apparition.

Nous allons donc distinguer, cursivement, les conditions de la réparation de la perte de chance de l’honoraire de résultat (I) puis son indemnisation (II).

 

I.-Les conditions de la perte de chance

Il est fréquent que la perte de chance surgisse lors de la rupture abusive de pourparlers contractuels, cet acte supprimant alors l’espoir de conclure le contrat final.

Pourtant, même après conclusion d’un contrat, un tel préjudice peut apparaître en raison d’un acte de rupture anticipée d’une des parties au contrat. La causalité entre le préjudice final et la faute reprochée au défendeur en réparation est alors tout aussi incertaine. En l’espèce, la société de gestion d’assurances ne pouvait donc demander l’entièreté du montant des honoraires de fin de contrat mais uniquement la probabilité de recevoir une telle somme. On observera, à cet égard, que, contrairement à l’arrêt d’Assemblée plénière de juin dernier, la société demanderesse ne demandait nullement la réparation de la perte de chance.

 

II.-La réparation de la perte de chance

La perte de chance s’analysant comme la disparition de la probabilité d’un événement favorable, la réparation d’un tel préjudice ne peut représenter la totalité du gain manqué. Rappelons, à ce titre, que la réparation ne saurait se confondre avec l’exécution dans la mesure où il existe une action spécifique à cette hypothèse (H. Kassoul, obs. préc. sous Cass. 3e civ., 11 sept. 2025, n°23-21.882) : l’action en exécution forcée. Il n’en demeure pas moins que l’évaluation de la perte de chance relève parfois de l’exercice d’équilibriste et n’est pas d’une parfaite limpidité en jurisprudence. En droit administratif, on relèvera ainsi que la perte de chance de participer à un marché public se mesure  notamment à travers le chiffre élevé de candidats à l’obtention du contrat (F. Séners, « Préjudice réparable » : Répertoire de la responsabilité de la puissance publique , Dalloz, mise à jour en juillet  2019 par F. Roussel,  n°201) et les garanties offertes par le candidat évincé. En situation de forte concurrence, un candidat dont le projet ne répond pas aux prescriptions de l’avis de mise en concurrence ne pourra alors demander réparation de la perte de chance devant le juge administratif. Le présent arrêt n’est, à cet égard, pas très évocateur sur les critères d’évaluation du montant de la perte de chance. Par la nature des choses, la perte de chance est difficilement évaluable puisque, par définition, la chance espérée n’a pas eu lieu (J. Tamayo Jaramillo, « La perte de chance en matière de responsabilité médicale », in :  La responsabilité civile – Questions actuelles , sous la dir. Du Pr. C. Larroumet, éditions Panthéon-Assas, 2018, p. 47, n°1).

 

 

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