Serge MOUTOU
Docteur en Droit, enseignant-chercheur en droit privé à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Commentaire de Cass. 2e civ., 19 sept. 2024, n° 23-10.638, publié au Bulletin
Mots-clés : accident – droit – force majeure – imprévisibilité – responsabilité du fait des choses – ski cross, sport d’hiver
A l’heure où les touristes s’apprêtent à se rendre dans les stations situées en zones montagneuses pour chausser leurs skis, il paraît opportun de revenir sur l’exigence de responsabilité de plus en plus galopante caractérisant notre société, même lors des périodes de détente (DESFOUGERES (E.) « La responsabilité administrative des collectivités territoriales confrontées au fait touristique », in PAUVERT (B.) et RAMBOUR (M.), Sous la direction de, Tourisme, sécurité et catastrophes, Institut Universitaire Varenne, Collection Colloque & Essais, 2018 p. 145). Cette exigence de responsabilité est si forte chez les touristes qu’elle touche également, et depuis longtemps, les sportifs de haut niveau. L’arrêt rapporté est l’occasion d’appréhender la mise en œuvre de cette responsabilité. Cet arrêt résulte, en effet, d’une interprétation plus rigoureuse, par la Cour de cassation, du concept d’imprévisibilité dans le cadre d’un accident de ski cross. Plus concrètement, la haute juridiction était appelée à faire une estimation de la force majeure ; c’est-à-dire à édifier les parties impliquées sur la question de savoir si le simple fait pour un skieur engagé dans une épreuve de ski cross de modifier sa trajectoire constituait un événement imprévisible pour un autre concurrent, de sorte à requérir la force majeure.
Pour se repérer
Les faits sont particulièrement simples. Au cours d’une compétition de ski cross organisé par une localité des Etats-Unis, deux skieurs français chutent alors qu’ils se trouvent côte à côte. L’un d’eux est atteint de tétraplégie après avoir subi une fracture du rachis cervical. La victime assigne son concurrent devant un tribunal de grande instance ce, aux fins d’obtenir l’expertise et la réparation des préjudices subis. Elle invoque à cet effet la responsabilité du fait des choses car, selon elle, sa chute est consécutive au choc de ses skis avec ceux de son concurrent. Ce dernier en était dès lors gardien puisqu’il avait l’usage, la direction et le contrôle de ses skis.
Après un jugement en première instance ayant retenu une faute de la victime dans la survenance de l’accident, un appel est alors relevé devant la cour d’appel de Grenoble. Par un arrêt du 15 novembre 2022, la cour d’appel, bien qu’écartant la faute de la victime dans les circonstances en cause, déboute la victime de toutes ses demandes ; exonérant ainsi l’autre compétiteur de la responsabilité lui incombant en qualité de gardien de ses skis. La cour d’appel retient dans ces conditions une cause étrangère revêtant les caractères de la force majeure.
Selon les motifs de la cour d’appel de Grenoble en effet, les skis de la partie défenderesse ont, certes, joué un rôle causal dans l’accident de la victime. Toutefois, poursuit la cour d’appel, si la victime n’a pas commis de faute, « son positionnement n’en a pas moins constitué, par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité, liée à l’impossibilité qui était celle [du concurrent] de pouvoir manœuvrer lorsqu’il était en l’air pendant le saut, une cause étrangère revêtant les caractères de la force majeure » (CA Grenoble, 02, 15 novembre 2022, n° 20/00086).
C’est contre cette décision des juges du fond retenant le critère d’imprévisibilité constitutif de la force majeure de l’événement que la victime se pourvoit en cassation.
Pour aller à l’essentiel
Dans un arrêt rendu en date du 19 septembre 2024, les juges de de la Cour de cassation censurent, en leur deuxième chambre civile, la décision de la cour d’appel de Grenoble du 15 novembre 2022.
En effet, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt en cause (cassation partielle) après avoir jugé que « la simple modification de sa trajectoire par un skieur engagé dans une épreuve de ski cross, ne constitue pas un événement imprévisible pour un autre concurrent » (Cass. 2e civ., 19 sept. 2024, n° 23-10.638, publié au Bulletin. Voir ICI).
Pour aller plus loin
En droit des obligations, l’imprévisibilité renvoie à « un événement qui ne peut être prévu par un homme normalement prudent et avisé aux regard des circonstances » (CABRILLAC (R.), sous la direction de, Dictionnaire du vocabulaire juridique 2025, 16ème édition, p. 314, LexisNexis, 2024). Tel est, par exemple, le cas du verglas sur une route en été. Il est bien connu sous cet angle que si un événement dommageable ne montre pas les signes d’une imprévisibilité, d’une irrésistibilité et d’une extériorité, l’on ne peut envisager la force majeure, laquelle a pour vocation de faire bénéficier à la partie qui l’invoque l’exonération totale de la responsabilité civile.
Dans l’affaire sous commentaire, la cour d’appel de Grenoble mettait hors de cause le concurrent de la victime en retenant un cas de force majeure ; ceci, du fait du positionnement irrégulier de cette victime sur la piste de ski cross. Pour la cour d’appel, la partie défenderesse n’était nullement en mesure de contrôler sa course au moment où il s’est retrouvé en l’air lors du saut. Aux dires des magistrats du fond, effectivement, une telle situation constituait par son imprévisibilité, son extériorité et son irrésistibilité, une cause étrangère revêtant les caractères de la force majeure.
Hélas, dans leur évaluation, les juges de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français en décident autrement. En effet, fondant sa solution sur les dispositions de l’article 1384, alinéa 1er, devenu 1242, alinéa 1er, du Code civil depuis l’Ordonnance de 2016-131 du 10 février 2016, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, si elle valide la décision de la cour d’appel en ce qu’elle a, entre autres, infirmé le jugement d’instance ayant retenu la faute de la victime dans la survenance du dommage, n’admet pas en revanche l’idée de la force majeure (MAIMONE (P.), « Refus de qualification de cas de force majeure d’une modification de la trajectoire d’une victime de skicross », obs. sous Cass. civ. 2e 19 sept. 2024, in Gazette du Palais, 13 oct. 2022, n°33 p. 19). La Cour rappelle en substance qu’un évènement n’est constitutif de la force majeure permettant de s’exonérer de la responsabilité extracontractuelle que s’il est imprévisible, irrésistible et extérieur.
Dans son raisonnement, la cour d’appel n’a donc pas su convaincre la Cour de cassation de l’effectivité de l’imprévisibilité liée à l’événement. Autrement dit, le positionnement risqué de la victime sur la piste de ski cross ne constituait pas en soi un événement imprévisible. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, en l’occurrence le ski cross requérant la vitesse et dont la piste est jalonnée d’obstacles à sauter, tout skieur engagé sur une piste de ski cross doit nécessairement s’attendre à ce qu’un concurrent fasse des écarts plus ou moins considérables lors de l’évitement des obstacles. Partant de ce postulat, la Cour de cassation ne pouvait qu’écarter l’idée de caractère imprévisible découlant du comportement de la victime au cours de cette compétition de haut niveau. Ce refus est perceptible lorsque la Cour décide que « la simple modification de sa trajectoire par un skieur engagé dans une épreuve de ski cross, ne constitue pas un événement imprévisible pour un autre concurrent. »
Il en résulte que le sportif poursuivi en l’espèce était bien responsable du dommage causé à la victime. Faute de caractère imprévisible de l’événement, il ne pouvait pas se prévaloir de la force majeure. L’exonération de la responsabilité délictuelle du compétiteur en cause n’était donc pas envisageable.
Il convient de souligner à juste titre que la responsabilité en cause en l’espèce n’est autre que la responsabilité du fait des choses. Cette dernière, rappelons-le, est inscrite à l’article 1384, alinéa 1er, devenu 1242, alinéa 1er, du Code civil depuis l’Ordonnance de 2016-131 du 10 février 2016. Aux termes de cet article, effectivement : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais aussi de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde ».
Dans la décision commentée, l’accident est survenu suite à un choc des skis de la victime avec ceux de l’autre compétiteur. L’arrêt ne précise pas si celui-ci a subi un dommage particulier à titre personnel lors du choc. Il n’en reste pas moins qu’une victime a été identifiée avec de graves blessures. Le lien de causalité entre le choc de skis et le dommage subi par la victime semble évident. Dans ces conditions, seuls sont indemnisables les préjudices corporels et immatériels ; les préjudices matériels étant exclus, conformément à une loi de 2012 (Loi n° 2012-348 du 12 mars 2012 tendant à faciliter l’organisation des manifestations sportives et culturelles).
Cette solution n’est pas surprenante en soi car nul ne conteste que la jurisprudence de la Cour de cassation est particulièrement drastique lorsqu’est en cause le cas de force majeure en fait de responsabilité civile (BERLAUD (C.) « Estimation de la force majeure exonératrice de la responsabilité du gardien », obs. sous Cass. civ. 2e 19 sept. 2024, Gazette du Palais, n° 31, 1er oct. 2024 ; MAIMONE (P.), « Refus de qualification de cas de force majeure d’une modification de la trajectoire d’une victime de skicross », obs. sous Cass. civ. 2e 19 sept. 2024, op.cit. ; Cass. com., 30 mai 2012, n° 10 17.803 et 10-18.527 ; Cass. 2ème civ. 3 mars 2016, n° 15-12.217, publié au Bulletin). Il ne fait aucun doute que l’on est face à une jurisprudence constante en la matière. Pour preuve, et il y a peu, dans une affaire liée à une session de « roulage », sur un lieu réservé à des pilotes confirmés, la Cour de cassation, a eu à rappeler que « La faute de la victime n’exonère totalement le gardien de sa responsabilité que si elle constitue un cas de force majeure », jugeant, par conséquent, que « la chute d’un pilote sur un circuit ne constitue pas un fait imprévisible pour les motards qui le suivent » (Cass. civ. 2ème, 30 novembre 2023, n° 22-16. 820).
Le présent arrêt paraît intéressant à double titre.
D’une part, la Cour de cassation rappelle l’immensité de l’étendue du critère d’imprévisibilité. Dans cette perspective, elle nous montre sans ambages comment il convient d’apprécier désormais cette notion, sachant que, parmi les trois critères constitutifs de la force majeure, l’imprévisibilité est celui qui est le plus problématique (HERVIEU (M.) « Responsabilité délictuelle : maintien du critère d’imprévisibilité de la force majeure », Dalloz Etudiant – Actualité, obs sous Cass. civ. 2ème, 30 novembre 2023, n° 22-16. 820). La force majeure n’est donc que très rarement retenue par la jurisprudence de la Cour de cassation. Cette tendance n’est pas neutre, puisqu’elle permet de freiner les exonérations totales massives en matière de responsabilité civile, spécialement dans des litiges liés à des dommages corporels. De fait, l’arrêt rappelle que, dans le cas où une chose dont le sportif est gardien cause un dommage à un autre concurrent, suite à une simple méconnaissance de la règle du jeu, le requérant de l’imprévisibilité doit nécessairement, pour faire aboutir son action, penser à produire une preuve tangible en ce sens. Cette preuve pouvant consister, par exemple, à montrer « l’existence de l’événement de force majeure ou du comportement de la victime ou d’un tiers assimilable à la force majeure » (LE MAGUERESSE (Y.) « De l’harmonisation escomptée des critères de la force majeure en matière de responsabilité civile contractuelle et délictuelle », Petites Affiches n° 134, 6 juil. 2006, p. 14). Autrement dit, celui qui se prévaut de la force majeure du fait d’un événement imprévisible doit prouver qu’il ignorait totalement une telle éventualité. Sauf que cette preuve peut paraître difficile à rapporter si l’on tient compte des circonstances de la cause. En l’espèce, le litige était lié à un sport d’hiver dénommé ski cross. Certes, le positionnement de la victime n’était pas rectiligne. Il n’empêche que, dans ce type de sport empreint d’obstacles de toutes sortes, le compétiteur est toujours au fait de possibles chevauchements de trajectoires entre concurrents.
D’autre part, et par conséquent, l’arrêt montre la volonté de la Cour cassation de durcir davantage les conditions permettant de se prévaloir de la force majeure (DUMERY (A.) « La plasticité de la force majeure autorisant l’interprétation stricte de l’imprévisibilité », note sous Cass. civ. 2ème 19 sept. 2024 : D. 2024 p. 2095 ; RIAS (N.) « Force majeure en matière de responsabilité civile extracontractuelle : retour sur la condition d’imprévisibilité », note sous Cass. civ. 2ème 19 sept. 2024 : JCP G 2024 comm. 1260). On peut tout de même se demander si cette volonté de la Cour, somme toute logique, de durcir les conditions de la force majeure peut subséquemment permettre de réduire l’ambiguïté tant décriée par la doctrine autour des caractères de la force majeure, spécialement à propos du critère d’imprévisibilité (LE MAGUERESSE (Y.), « De l’harmonisation escomptée des critères de la force majeure en matière de responsabilité civile contractuelle et délictuelle », Petites Affiches, op.cit.). Rien n’est moins sûr !