VEHICULES AUTONOMES ET LOI DE 1985 : DE L’IMPORTANCE DE LA FONCTION DE DEPLACEMENT

Eric DESFOUGERES

Maître de conférences (H.D.R.) à l’Université de Haute-Alsace

Membre du CERDACC (UR 3992)

 

Nous estimions, il y a déjà quelques années (Eric DESFOUGERES « L’appréhension des véhicules autonomes par la loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation » : RISEO 2018-1 p. 85 et s.) que la plupart des moyens du futur d’acheminement de marchandises, par voie routière, devrait bien, en cas d’accident, être assimilés à la catégorie, conçue de manière très extensive des véhicules terrestres à moteurs et donc par voie de conséquence être soumis au régime spécial de responsabilité civile prévue par la loi dite Badinter. Pour autant, si on s’intéresse à un certain nombre de prototypes actuellement en projet – à l’instar du déploiement d’une navette autonome des services dans lequel le CERDACC se trouve impliqué (Projet AMI France 2030 sur la friche industrielle DMC à Mulhouse avec, outre un service de livraison de colis, d’autres services proposés par le robot tels que la valorisation du patrimoine ou le guidage sur le site) – en plus de la locomotion de personnes et/ou de marchandises, ces robots sont, de plus en plus, amenés à proposer d’autres prestations. D’où la question pertinente, en cas d’accident, du rôle de la fonction de déplacement, ce concept ayant été longuement peaufiné au fil de la jurisprudence (I) qui permettrait la réparation d’éventuels dommages par le biais d’un retour au droit commun (II).

 

I – L’élaboration d’une théorie jurisprudentielle permettant de soustraire certains engins à l’application de la loi de 1985 en raison de leur utilisation

L’indétermination volontaire du concept de véhicules dans la loi a conduit les juges, après avoir précisé l’indifférence du fait qu’il y avait un mouvement (A) à échafauder une distinction, parfois subtile, selon l’usage qui en était réellement fait au moment de l’accident (B).

 

A – Les hésitations des décisions initiales quant à l’application de la loi de 1985 en l’absence de déplacement

Dès l’une des premières affaires mettant en cause une moissonneuse-batteuse, où un agriculteur s’était blessé en entreprenant d’y monter, la Cour de cassation s’était contentée, pour écarter l’application de la loi de 1985, de relever que s’agissant d’un travail dans une propriété privé, le véhicule terrestre à moteur ne circulait pas (Cass. civ. 2ème 10 mai 1991, n° 90-11.377). Quelques mois plus tard, la même juridiction soulignait à propos d’un autre agriculteur ayant eu le pied sectionné par ce type d’engin que le simple fait qu’il fonctionnait, sans déplacement, ne suffisait pas à lui faire perdre sa qualité de véhicule terrestre à moteur (Cass. civ. 2ème 14 octobre 1992, n° 91-11.611). Pareillement, pour régler la question du texte applicable, dans l’hypothèse d’une pelle mécanique ayant fait chuter les panneaux d’un chantier (Cass. civ. 2ème 31 mai 2000, n° 98-19.601 – James LANDEL : RGDA juil. 2000 p. 851) ou d’une débrousailleuse dont le rotor avait produit une gerbe d’étincelles à l’origine d’un incendie, la constatation a été faite que le dispositif attelé à un tracteur en mouvement était bien en circulation (Cass. civ. 2ème 17 décembre 1997, n° 96-12.850). Concernant un piéton blessé par un morceau de bois projeté par un « girobroyeur », également en remorque derrière un tracteur, alors qu’il se trouvait hors de la voie publique et ne servait en aucune manière au déplacement de personnes et de choses, c’est l’absence de recherche de mouvement qui est reprochée au juge d’appel (Cass. civ. 2ème 5 janvier 1994, n° 92-13.245).

 

B – Les délimitations jurisprudentielles de la fonction de déplacement des machines-outils

Dans une hypothèse où une personne, montée sur le plateau d’un camion, avait été heurtée par une botte de foin dans le dos et projetée au sol, il était bien noté, pour censurer la cour d’appel, que la benne relevée du véhicule immobile dont le moteur tournait constituait une partie étrangère à la fonction déplacement (Cass. civ. 2ème 9 juin 1993, n° 91-12.452). Par la suite, était fixé le principe suivant lequel la loi ne saurait trouver application dans le cas ou l’accident a été provoqué par le maniement d’un engin agricole, fût-il automobile, dès lors que seule est impliquée une partie totalement étrangère à la fonction de déplacement, ce qui n’était pas le cas de la trémie d’un « Bourgoin » déversant du maïs (Cass. civ. 2ème 19 février 1997, n° 95-14.279). Ce raisonnement est confirmé quelques jours plus tard dans une hypothèse où la chute des bottes de paille s’était produite au moment du décrochage de la dernière sangle qui maintenait le chargement sur la remorque (Cass. civ. 2ème 26 mars 1997, n° 95-14.995).

Dans un autre domaine que les machines agricoles, on peut évoquer la mort accidentelle de l’occupant d’une camionnette enseveli sous le contenu d’une remorque, dont la benne se levait sous l’action d’un frein hydraulique, assimilée à un équipement utilitaire étranger à la fonction de déplacement (Cass. civ. 2ème 8 mars 2001, n° 99-13.525 – Patrice JOURDAIN « Fonction dissociable de sa fonction de déplacement » : RTDciv. 2001 p. 607 – James LANDEL : RGDA avril 2001 p. 311). Le même jour, une décision a été dans le même sens concernant l’accident occasionné à un piéton lors de l’ouverture d’un auvent de remorque d’un camion à pizzas sur un marché (Cass. civ. 2ème 8 mars 2001, n° 98-17.678) ou de la porte d’un van, se transformant en plan incliné, accroché à l’arrière d’un véhicule immobile (Cass. civ. 2ème 27 mai 1998 : RCA sept. 1998 comm. 270) pour des raisons similaires. Il en va de même pour la nacelle posée sur la fourche d’un chariot élévateur, où avait pris place un journaliste, avant de basculer, déséquilibré, lors d’une épreuve de triathlon, peu importe que l’accessoire n’ait pas été en mouvement et ait été inerte (Cass. civ. 1ère 27 mars 2003, n° 00-18.216 – James LANDEL : RGDA oct. 2003 p. 715) ou une autre dont le flexible hydraulique avait été sectionné lors d’une manœuvre (Cass. civ. 2ème 6 juin 2002, n° 00-10.187 et 00-11.233).  La cour d’appel de Riom, s’est alors vu censurée pour avoir écarté la notion de véhicule au profit de celle de matériel de travaux publics, au sujet d’une pelleteuse équipe de chenilles qui avait provoqué une rupture d’alimentation en eau sur un chantier (Cass. civ. 2ème 30 juin 2004, n° 02-15.488 – Hubert GROUTEL « Domaine de la loi du 5 juillet 1985 quant aux véhicules (engins de chantier) » : RCA oct. 2004 comm. 291). La qualification d’accident de la circulation ne saurait donc être retenue lorsque l’accident est exclusivement en lien avec la fonction outil, comme c’est le cas pour une grume s’étant échappé vers l’avant du chariot-élévateur immobilisé alors que la fourche était relevée d’environ un mètre (Cass. civ. 2ème 18 mai, n° 16-18.421).

Un arrêt très commenté du 9 décembre 2021 de la deuxième chambre civile (Cass. civ. 2ème 9 décembre 2021, n° 20-14.254 et 20-15.991 – Sophie HOCQUET-BERG « Domaine d’application de la loi : collision avec une moissonneuse-batteuse » : RCA fév. 2022 comm. 45 – Michel EHRENFELD « La notion d’accident de la circulation et sa garantie : des incertitudes persistantes » : Gaz. Pal. 22 mars 2022 p. 56 – Fanny DESSAINJEAN « Non-admission d’un accident de la circulation par l’exclusion de la fonction de déplacement d’une moissonneuse-batteuse » : Gaz. Pal. 3 fév. 2022 p. 18 – Fabrice GREAU « Le domaine étriqué de la loi du 5 juillet 1985 en présence d’un véhicule-outil » : L’Essentiel droit des assurances fév. 2022 p. 4 – Thierry TAURAN « Règles de prise en charge d’un accident agricole causé par une moissonneuse-batteuse » : Revue de droit rural fév. 2022 comm. 32) a très clairement rejeté le double pourvoi invoquant l’indissociabilité des fonctions outil et déplacement, après qu’un agriculteur ait eu la jambe broyée en tentant de débloquer une moissonneuse-batteuse ayant un bourrage en position fixe.

Parmi les dernières illustrations, on peut trouver le cas d’un « Bobcat » (sorte de minipelle) transportant du béton qui avait basculé sur deux personnes chargées de positionner les poteaux autours desquels le béton devrait être versé (Cass. civ. 2ème n° 22-15.972 et 22-18.069 – Sophie HOCQUET-BERG « Application de la loi Badinter à un accident causé par un véhicule-outil utilisé dans sa fonction de déplacement » : RCA mai 2024 comm. 113).

 

II – La transposition éventuelle de cette théorie jurisprudentielle à de nouvelles catégories d’engins

L’interrogation qui pourrait donc bien surgir dans les prochaines années porterait sur le fait de savoir si des machines capables de se mouvoir, mais aussi d’assurer parallèlement d’autres missions, pourraient de ce fait être régies, en cas de dommages, par d’autres dispositions que la loi spécifique aux accidents de la circulation  (A) et plus particuliérement si, nonobstant, certains de leurs éléments nécessaires à l’accomplissement de ces tâches pourraient rester couverts, d’un point de vue assurantiel, par le régime dérogatoire (B).

 

A – La question de l’application de la loi de 1985 aux véhicules autonomes ayant également d’autres fonction que la circulation

Si on s’intéresse aux robots auto nettoyeurs, on peut sans doute se référer à une décision (Cass. civ. 2ème 24 avril 2003, n° 01-13.017) relative aux camions de balayage. L’un d’eux appartenant à la ville de Perpignan ayant projeté des gravillons sur lesquels avait glissé la victime a bien été considéré comme un véhicule terrestre impliqué. La cour soulignant même : « qu’il y a implication lorsque l’accident est provoqué par des choses inanimées, immobilisées, n’ayant plus aucun rapport avec le véhicule qui les a transportées ou projetées ». On peut également rapprocher d’un second arrêt rendu la même année (Cass. civ. 2ème 23 octobre 2003, n° 02-13.989) dans lequel un incendie avait cette fois été causé par un ensemble routier, installé en poste fixe, en vue d’effectuer un chargement de copeaux de bois à l’aide de tuyaux d’aspiration. Le camion était donc utilisé exclusivement dans son activité spécifique de machine-outil, totalement étrangère à la fonction de déplacement et la loi de 1985 n’était donc pas applicable en l’absence d’accident de la circulation. A l’inverse de l’incendie causé par le dysfonctionnement du câble de distribution électrique interne d’un camion frigorique et non par les câbles alimentant le groupe froid (Cass. civ. 2ème 13 septembre 2012, n° 11-13.139). Dans une affaire plus ancienne (Cass. civ. 1ère 9 décembre 1992, n° 90-10.527 – RGDA 1993 p. 300) où un pulvérisateur tracté avait épandu, par erreur, du désherbant sur des plants de bruyère, la loi de 1985 et l’accident de la circulation s’était aussi trouvée écarté au profit de la manipulation volontaire de l’utilisateur.

Il ressort clairement d’un récent arrêt de la deuxième chambre civile (Cass. civ. 2ème 9 novembre 2023 n° 21-24.116 – Etienne COYAULT « Assurance de responsabilité professionnelle : exclusion des accidents relevant de la garantie automobile obligatoire » : RCA janv. 2024 comm. 30) au sujet d’une pelleteuse, utilisée comme un simple outil de travail ayant sectionné une canalisation d’eau, que l’assurance automobile obligatoire garantit les dommages causés par les véhicules terrestres ou leurs accessoires, même lorsque comme c’était le cas, l’accident ne constitue pas un accident de la circulation au sens de la loi du 5 juillet 1985.

 

B – La question de la couverture par l’assurance automobile obligatoire des dommages causés par des accessoires étrangers à la fonction de circulation

On doit retenir, sur ce point, une jurisprudence qui pourrait retrouver une certaine pertinence dans les années à venir (Cass. civ. 2ème 3 mai 2006, n° 04-17.724 – James LANDEL : RGDA avril 2006 p. 429 – Patrice JOURDAIN « Le chargeur de batterie n’est pas un accessoire d’un véhicule terrestre à moteur » : RTDciv. 2006 p. 575 – Hubert GROUTEL « Accident de la circulation : un retour insidieux de la causalité » RCA juil. 2006 Etude 10). En considérant qu’un chargeur permettant d’alimenter la batterie qui avait provoqué un incendie ayant partiellement détruit un garage était un accessoire utilitaire, en aucun cas étranger à la fonction de déplacement, équivalent à la borne alimentant un véhicule électrique, les hauts magistrats semblent bien avoir fixer les lignes directrices pour trancher ce type de contentieux qui paraît inévitables avec les véhicules du futur. Parmi les autres accessoires nécessaires au transport, on peut retrouver un tendeur élastique sur le toit d’un véhicule (Cass. civ. 2ème 20 octobre 2005) ou sans doute un gonfleur de pneu en cas crevaisons ou des optiques de phares (exemples cités par analogie par James LANDEL : RGDA janv. 2006 p. 101), mais pas en revanche, la pompe servant au transvasement du gaz liquide d’un camion-citerne vers la cuve de stockage à l’origine de l’explosion (Cass. civ. 2ème 19 octobre 2006, n° 05-14.338 – Hubert GROUTEL « Accidents de la circulation – Explosion au cours d’une livraison de gaz liquide » : RCA janv. 2007 comm. 15). L’alternative en cas d’incendie réside dans les dispositions controversées (Ibid.) de l’article 1242-2 (ex article 1384-2) du Code civil exigeant de prouver une faute de la personne à l’origine de l’accident.

Après un premier arrêt du 28 mai 2009 (n° 08-169.42 – James LANDEL « Assurance automobile : RGDA juil. 2009 p. 776) ayant censuré la cour d’appel, un nouvel arrêt de la deuxième chambre civile du 21 novembre 2013 (n° 12-14.714 – James LANDEL « Les accessoires du véhicule et la chute d’objets sont garantis par l’assurance automobile » : RGDA janv. 2014 p. 32) a bien confirmé en se fondant sur le décret n° 86-21 du 7 janvier 1986, que les accidents causés par les accessoires ou la chute d’objet d’objets étaient garantis par l’assurance automobile obligatoire même si le véhicule ne circule pas. En l’espèce, il s’agissait d’un chauffeur-livreur ayant commis une fausse manœuvre dans la manipulation du hayon élévateur arrière de son camion qu’il avait incliné au lieu de l’abaisser provoquant la chute d’une palette sur un ouvrier chargé du déchargement.

Là encore, il a été jugé (Cass. civ. 2ème 4 juillet 2019, n° 18-15.194 – Hubert GROUTEL « Assurance de responsabilité obligatoire : domaine de la garantie » : RCA déc. 2019 comm. 306) que les accidents causés par les accessoires et chutes d’objets nécessaires aux transports au stockage – même étranger à la fonction de circulation – étaient couverts par l’assurance automobile obligatoire comme pour l’incendie ayant pris naissance au niveau du câble électrique et de la prise encastrée dans la cellule frigorifique du véhicule. Ce qui résultait déjà, en partie, d’une décision rendue quelques mois auparavant (Cass. civ. 2ème 13 septembre 2018, n° 17-25.671 – note Hubert GROUTEL « Assurance en responsabilité obligatoire : domaine de la garantie » : RCA déc. 2018 comm. 314) pour la rupture de la manille accessoire une pelleteuse chenillée ayant entraîné la chute d’un bloc de béton.

On peut dès lors encore s’attendre avec le déploiement des véhicules du futur, à de nombreuses nouvelles décisions de justice que nous ne manquerons pas de répercuter et de commenter pour nos lecteurs.

 

image_pdfimage_print