Anthony TARDIF
Maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Au-delà de son aspect processuel assez marquant (plus d’une centaine de demandeurs), l’affaire des prothèses PIP permet d’illustrer les méandres de la causalité en droit de la responsabilité civile.
En l’espèce, une société spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de prothèses mammaires, la société PIP, s’adjoignit les services d’une société de certification, la société TRLP, afin que celle-ci procède à l’examen du système de qualité mis en place pour la conception des prothèses ainsi qu’à l’examen du dossier de conception de ces dispositifs médicaux (en sa qualité d’organisme notifié par les États membres à la Commission européenne et aux autres États membres). Suite à une première inspection de certification, la société TRLP délivra une décision d’approbation du système de qualité de la société productrice des prothèses et renouvela cette décision durant les années 2002, 2004 et 2007. En parallèle, cette même société délivra, le 15 mars 2004 un certificat d’examen CE destiné à approuver la conception d’un dispositif médical dénommé « implants mammaires pré-remplis de gel de silicone à haute cohésivité (IMGHC) ». Consécutivement à des inspections datées des 16 et 17 mars 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) a constaté que de nombreux implants avaient été fabriqués à partir d’un gel de silicone différent du gel de marque Nusil qui figurait dans le dossier de marquage CE de conformité aux dispositions de la directive (Directive 93/42/CEE du Conseil du 14 juin 1993 sur les produits médicaux). En réaction à ces découvertes, la société productrice des implants a été placée en liquidation judiciaire le 30 mars 2010, et les dirigeants de l’entreprise ont été reconnus coupables des délits de tromperie aggravée et d’escroquerie et condamnés : l’enquête pénale avait établi, à cet égard, l’utilisation par la société PIP de ce gel à compter du mois d’octobre 2002.
Logiquement, une vague de recours à travers toute l’Europe (Royaume-Uni, Irlande, Suède, Danemark, Bulgarie, Autriche…) s’ensuivit. Saisi d’une centaine de pourvoi des victimes des prothèses PIP tendant à la cassation d’un arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 11 février 2021, la première chambre civile de la Cour de cassation déclara, le 8 janvier 2025 (C. cass., 1ère ch. civ., 8 janv. 2025, n°22-20.704 : Dalloz actualité, 30 janvier 2025, obs. J. Peigné), irrecevable la majorité de ces demandes, à l’exception du pourvoi incident formé par l’organisme notifié TRLP et sa filiale française. Ces deux organismes avaient vu leur responsabilité civile engagée devant les juges du fond, ceci pour manquements à leurs obligations de contrôle et de vigilance. Ce volet processuel de l’affaire PIP sera succinctement analysé (I), afin de se concentrer sur son volet substantiel (II).
I.- Le volet processuel
Le volet procédural de l’affaire a conduit à admettre l’intérêt à agir pour deux victimes des prothèses. Dans le premier cas, la patiente avait pu rapporter une copie de la carte nominative dactylographiée de porteuse d’implants PIP avec les étiquettes comportant un numéro de série et de lot. La seconde patiente a pu produire un compte-rendu opératoire signé à l’en-tête d’un centre hospitalier sur lequel étaient apposées les copies des étiquettes de prothèses PIP mentionnant leur numéro de série et de lot. Une cassation pour dénaturation des pièces du dossier est donc prononcée. Si ce détail paraît anodin, il reste, selon nous, révélateur à la fois de l’absence d’information préalable des victimes et, surtout, de la difficulté probatoire caractéristique de ce contentieux particulier. Cependant, l’intérêt de la solution réside dans son volet substantiel.
II.- Le volet substantiel
Suite à la reconnaissance de la violation de leur obligation de vigilance, les deux sociétés de certification ont été condamnées à réparer solidairement l’ensemble des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux subis par à la fois par les distributeurs (préjudice de perte d’image notamment) et les porteuses des prothèses défectueuses.
L’arrêt attaqué releva que les manquements successifs des sociétés TRLP et TRF ont eu pour conséquence de permettre à la société PIP d’apposer la certification CE sur les prothèses IMGHC d’avril 2001 à mars 2010. Si l’équation semblait imparable, elle oubliait un facteur crucial : le temps. L’arrêt attaqué avait en effet considéré que le manquement imputé à l’organisme certificateur avait eu pour conséquence de permettre à la société PIP d’apposer le marquage CE sur les prothèses PIP dès avril 2001. Cette affirmation entrait en contradiction avec la constatation judiciaire d’une utilisation frauduleuse de gel de silicone non conforme à compter du mois d’octobre 2002. Les juges du fond se contredisaient en retenant une responsabilité de l’organisme certificateur pour la période s’étalant d’avril 2001 à mars 2010 : seule la période postérieure au mois d’octobre 2002 pouvait fonder une telle affirmation. Cet arrêt de la Cour de cassation doit être lu en contemplation d’un arrêt de la même formation portant sur la même affaire en date du 25 mai 2023 (C. cass., 1ère ch. civ., 25 mai 2023, n °22-11.541 : D. actu., 9 juin 2023, obs. E. Petitprez). Cette décision limita la réparation du préjudice causé par le maintien des prothèses PIP sur le marché seulement entre septembre 2006 et avril 2010. Au-delà du seul problème de la contradiction, cette affaire révèle plus généralement « la malléabilité » (V. E. Petitprez, obs. préc.) de la causalité, la Cour de cassation utilisant tour à tour la théorie de la causalité adéquate et la théorie de l’équivalence des conditions. Dans l’arrêt du 25 mai 2023, la première chambre civile considéra ainsi que la non-délivrance du certificat CE aurait entraîné la suspension de la commercialisation des prothèses défectueuses.
Par où l’on voit que les mystères de la causalité perdurent en matière de responsabilité médicale.