Eric DESFOUGERES
Maître de conférences (HDR) à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC (UR 3992)
Commentaire de C. cass., ch. com. 3 juillet 2024, n° 21-14.947
Il faut bien admettre qu’en émettant, il y a près de dix ans, l’hypothèse que le Droit des transports pourrait à nouveau influencer l’ensemble du droit commun des obligations (Eric DESFOUGERES « Le droit des transports peut-il encore servir de précurseur à toute la responsabilité civile ? » in Risques, Accidents et catastrophes Liber Amirocum en l’honneur de Madame le Professeur Marie-France STEINLE-FEUERBACH RISEO 2015-1 p. 113 et ss. – Paris : L’Harmattan, coll. Sciences criminelles, 2015, p. 123 et ss.), nous ne songions pas particulièrement aux dispositions contractuelles permettant de restreindre la liberté du transporteur ou du manutentionnaire. Une jurisprudence récente vient pourtant de singulièrement relancer cette idée.
Tout part d’une histoire, somme toute assez basique, dans laquelle, en novembre 2014, la société Aetna Group Spa France avait confié à la société Clamageran Expositions la manutention et le déchargement d’une machine fabriquant des emballages, transportée d’Italie à Paris pour un salon professionnel. Après une mauvaise manipulation ayant causé un dommage et donné lieu à une indemnisation par la société Itas Mutua, assureur subrogé, cette dernière obtient de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 21 janvier 2021 (n° 18/15516) confirmant la décision des juges du fond, une indemnisation sur un fondement extracontractuel, permettant d’écarter les clauses limitatives de responsabilité. Sur le pourvoi de la société Clamageran, qui invoquait l’ancien article 1134 du Code civil, la chambre commerciale casse et annule toutefois dans un arrêt du 3 juillet 2024, ayant déjà suscité une pléthore rarement constatée de commentaires (C. cass., ch. com., 3 juill. 2024, n° 21-14.947, FS-B : https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000049906517?init=true&page=1&query=21-14.947&searchField=ALL&tab_selection=all – David BAKOUCHE et Yves-Marie « Responsabilité du débiteur à l’égard des tiers : où va la chambre commerciale » ? : JCP G 2024 comm. 1474 – Catherine BERLAUD « Action de l’assureur subrogé, tiers au contrat de transport : opposabilité des clauses limitatives de responsabilité » : Gaz. Pal. 30 juil. 2024 p. 7 – Clément BIZET « Le tiers qui se prévaut d’un manquement au contrat peut s’en voir opposer les clauses » : Gaz. Pal. 10 sept. 2024 p. 17 et ss. – Laurent BLOCH « Rapport entre responsabilité extracontractuelle et responsabilité contractuelle. Manquement contractuel préjudiciable : la chambre commerciale dissout le droit des obligations » : RCA sept. 2024 comm. 189 – Marine DESTREGUIL « Effet relatif des contrats et opposabilité des clauses limitatives de responsabilité contractuelle aux tiers » : JCP E 2024 act. 598 – Bertrand JOST « Le long martyr de l’effet relatif du contrat » : Revue Lamy de Droit civil sept. 2024 p. 10 et ss. – Clément FRANCOIS « Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur ! » : Revue Lamy Droit des Affaires oct. 2024 p. 26 et ss. – Antoine GOUËZEL « Opposabilité des clauses limitatives à l’action en responsabilité délictuelle du tiers : quelle place pour l’opportunité dans l’élaboration de la jurisprudence ? » : D. 2024 p. 1577 et ss. – Annabelle GROSJEAN « Revirement de jurisprudence sur la clause limitative de responsabilité : opposabilité aux tiers aux contrats » : Revue Lamy Droit des Affaires sept. 2024 p. 3 – Dimitri HOUTCIEF « Opposabilité des clauses limitatives de responsabilité aux tiers : le nœud gordien » : D. 2024 p. 1607 et ss. – Jérôme KULLMANN « Opposabilité des clauses limitatives de responsabilité à l’assureur subrogé dans les droits de son assuré, tiers au contrat du responsable » : RGDA sept. 2024 p. 12 et ss. – Laurent LEVENEUR « La chambre commerciale apporte une précision sur l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers qui invoque un manquement contractuel » : Contrats – Concurrence – Consommation oct. 2024 comm. 144 – Pascal OUDOT « Myr’ro-bootshop suite : l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers » : JCP G 2024 act. 953 –) Elle considère, en effet, que : « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants (point 13)».
On retrouve, par là même, une nouvelle illustration des difficultés de mise en œuvre de la traditionnelle distinction entre responsabilité contractuelle et extracontractuelle à l’activité consistant à acheminer du fret (I) avec de surcroît des effets dépassant très largement ce secteur d’activité bien particulier (II).
I – Les conséquences intéressant directement le domaine du transport de marchandises
Si le fait que cette activité soit largement dérogatoire au commun de la réparation des dommages n’est pas nouveau (A), la question se posait pourtant cette fois sous un angle assez novateur (B).
A – Les difficultés légendaires d’application de la distinction responsabilité contractuelle et extracontractuelle en cas de déplacement de marchandises
Longtemps, hormis le doyen RODIERE qui considérait que le contrat de transport de marchandises était tripartite, le reste de la doctrine se fondant sur l’article 101 du Code de commerce estimait que le destinataire ne faisait qu’exprimer sa volonté d’adhérer au contrat de transport en prenant livraison de la marchandise, certains invoquant alors la théorie de la stipulation pour autrui (Christophe PAULIN Droit des transports Paris : Litec, coll. Affaires finances, 2005, § 434) Un refus du destinataire le plaçait en dehors du contrat, avec néanmoins la possibilité d’agir en responsabilité contractuelle contre le transporteur puisqu’il refusait non pas le contrat, mais son objet, la marchandise (Cf. Barthélémy MERCADAL Droit des transports terrestres et aériens Paris : Dalloz, coll. Précis, 1996, § 139 – Cass. com. 18 mars 2003, n° 01-12.499, Eric CHEVRIER « Destinataire du transport : il y a l’avant et l’après 1998 » : D. 2003 p. 1164). La loi n° 98-69 du 6 février 1998 avait semblé clarifier la situation en écrivant ce qui est devenu l’article L. 132-8 du Code de commerce pour inclure le destinataire dans les parties au contrat de transport de marchandises (Isabelle BON-GARCIN, Maurice BERNARDET et DELEBECQUE Philippe Droit des transports Paris : Dalloz, coll. Précis, § 439), avant que la présente affaire ne vienne relancer en le renouvelant le débat du périmètre des parties au contrat et de sa portée.
B – L’opposabilité en apparence révolutionnaire des clauses limitatives aux tiers au contrat
Pour mieux appréhender la décision rendue, il faut bien être conscient qu’en droit des transports, le principe de réparation intégrale a toujours été très largement tempéré. Ainsi, contrairement à l’interdiction des clauses de non-responsabilité du transporteur, sauf en cas de retard, il est possible, en droit interne, en cas de perte ou avarie, de fixer un plafond, comme dans le cas présent, en vertu de clauses du contrat. Cette dérogation au droit commun trouve son origine dans la vieille loi Rabier du 17 mars 1905, adoptée pour mettre un terme à la pratique des clauses élusives, imposées notamment par les compagnies ferroviaires privées aux expéditeurs. Elle est désormais reprise à l’alinéa 3 de l’article L. 133-1 (ex. article 103) du Code de commerce. Il faut toutefois de bien rappeler que conformément à l’article 1231-3 du Code civil, il convient que ces limitations aient été connues et acceptées par le donneur d’ordre lors de la formation du contrat (Cass. comm. 9 octobre 1984, n° 83-13.573, Bulletin des Transports 1985 p. 86 excluant toute limitation suite au vol du chargement d’un camion de déménagement alors qu’aucune convention n’avait été signée – Cass. com. 5 juillet 1988, n° 86-19.444, Bulletin des Transports 1988 p. 549 ayant refusé de considérer une lettre comme constitutive d’un contrat permettant de connaître les conditions générales). A l’égard du destinataire, les clauses limitatives n’ont également été jugées opposables qu’à condition qu’il en ait eu connaissance (Cass. com. 26 mai 1992, n° 90-19.295 et plus globalement Isabelle BON-GARCIN, Maurice BERNARDET et DELEBECQUE Philippe op. cit.), ce qui, a fortiori, ne saurait être le cas des tiers. A défaut des dispositions similaires issues des contrats-types qui n’ont qu’une valeur facultative et qui n’ont pas été invoquées dans l’espèce en cause, auraient-elles été opposables de plein droit en raison de leur caractère réglementaire. On retrouve également des systèmes de limitation dans presque toutes les conventions internationales relatives aux différents modes de locomotion.
Le vrai changement, qui pourrait aller jusqu’à bouleverser l’économie de tout ce contrat tripartite déjà si atypique par rapport au droit commun des contrats, réside donc bien dans cette nouveauté consistant à étendre le champ d’application de ces limitations à des acteurs qui a priori ne les ont pas négociées et se les voient imposer sans aucune adhésion Ceci ne saurait, à l’évidence, aller sans influencer tout le droit commun des obligations.
II – Les incidences outrepassant largement le domaine du transport terrestre de marchandises
Alors que plusieurs commentateurs parlent sans coup férir de revirement de jurisprudence, on semble plutôt être en présence d’une modération des résultantes des évolution antérieures (A), d’autant plus, que l’exception n’est peut-être pas si inédite qu’il n’y paraît de prime abord (B).
A – La complémentarité salutaire apportée à deux jurisprudences majeures ayant assimilé manquement contractuel et faute délictuelle
La chambre commerciale commence, dans un premier temps, dans la présente espèce, au point n° 12, par se référer à des décisions fondamentales déjà rendues en la matière par l’assemblée plénière. D’abord, l’arrêt du 6 octobre 2006 dit « Boot shop » ou « Myr’ho » (n° 05-13.255 – Marc BILLIAU « Commentaire avec conclusions du rapporteur public » : JCP G 2006 II 10181 – Inès GALLMEISTER « Toute faute contractuelle est délictuelle au regard des tiers au contrat » : D. 2006 p. 2824 et ss. Patrice JOURDAIN « La Cour de cassation consacre en Assemblée plénière le principe d’identité des fautes contractuelles et délictuelles » : RTDciv. 2007 p. 123 et ss. – Caroline LACROIX « Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » : LPA 22 oct. 2007 p. 16 et ss. – Jean-Baptiste SEUBE « La responsabilité délictuelle du contractant : les prévisions contractuelles sacrifiées sur l’autel de la protection des victimes » : Revue des contrats 2007-2 p. 379 et ss. – Geneviève VINEY « La responsabilité du débiteur à l’égard du tiers auquel il a causé un dommage en manquant à son obligation contractuelle » : D. 2006 p. 2825), qui suite au non-respect par le locataire d’un fond commercial de ses obligations d’entretien avait clairement posé le principe suivant lequel le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Ensuite, en complément, l’arrêt du 13 janvier 2020 dit « Bois rouge » (n° 17-19.969 – Mireille BACACHE « L’assimilation des fautes délictuelles et contractuelle réaffirmée par l’assemblée plénière » : D. 2020 p. 394 et ss. – Jean-Richard DE LA TOUR « Le régime de responsabilité des tiers ayant subi un préjudice du fait de l’inexécution ou de la mauvaise exécution d’un contrat – Avis » : JCP G 2020 act. 92 – David BAKOUCHE « Le maintien de l’identité des fautes contractuelle et délictuelle » : JCP E 2020 comm. 106 – Jean-Sébastien BORGHETTI « Responsabilité des contractants à l’égard des tiers : pas de pitié pour les débiteurs ! » : D. 2020 p. 416 et ss. – Patrice JOURDAIN « Responsabilité des contractants à l’égard des tiers : l’Assemblée plénière persiste et signe (et déçoit) » : RTDciv. 2020 p. 395 et ss. – Mathias LATINA « Le maintien jurisprudentiel de l’unité des fautes contractuelles et délictuelles » : AJ Contrat fév. 2020 p. 80 et ss. – Mustafa MEKKI « Dorénavant, on fera comme d’habitude ! » : JCP G 2020 act. 93 – Philippe STOFFEL-MUNCK « Responsabilité du contractant envers les tiers : arrêt de provocation de l’assemblée plénière ? » : JCP G 2020 doctr. 503) où une sucrerie à la Réunion avait dû cesser son activité suite à l’incendie d’une centrale thermique ayant affirmé qu’en établissant un lien de causalité entre le manquement contractuel et le dommage subi, la victime n’est pas tenue de démontrer une faute délictuelle ou quasi-délictuelle distincte de ce manquement.
Dans un deuxième temps, la chambre commerciale en réponse semble vouloir mettre un terme aux critiques fréquemment formulées suivant lesquelles le tiers tirerait alors bénéfice du contrat sans devoir en supporter les charges en lui déclarant opposables les clauses limitatives de responsabilité. Comme d’ailleurs l’avant -projet de réforme du droit de la responsabilité présenté le 29 avril 2016 avait déjà envisagé de renverser la règle en imposant au débiteur d’apporter la preuve d’un fait générateur (Mireille BACACHE « Relativité de la faute contractuelle et responsabilité des parties à l’égard des tiers » : D. 2016 p. 1454 et ss.) sauf si comme dans la jurisprudence « Bois rouge », on établit une équivalence entre tout manquement contractuel et fait générateur. Ce à quoi le présent arrêt semble apporter une limite attendue (Suzanne CARVAL « L’action du tiers lésé par une inexécution contractuelle » (obs. sous Cass. com. 28 janv. 2014 et Cass. civ. 2ème 6 fév. 2014) : Revue des contrats 2014 p. 365 et ss.). En visant à la fois aussi bien les anciens articles 1134 et 1165, se rapportant à l’effet relatif des contrats que 1382 se rapportant à la responsabilité civile extracontractuelle, il repositionne les tiers dans une situation quasi similaire à celle des parties en permettant de lui opposer les clauses limitatives de responsabilité, tout en demeurant sur le fondement de la responsabilité délictuelle. Ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe est justifié par le souci de ne pas déjouer les prévisions du débiteur qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat. On peut d’ailleurs relever comme le fait fort justement Mme ELIPHE (op. cit.) qu’à titre de comparaison, suivant l’article L. 112-6 du Code des assurances, la victime qui agit directement contre l’assureur du dommage peut se voir opposer toutes les exceptions résultant du contrat d’assurance. Ce qui tend bien à prouver que le changement résultant de l’arrêt du 3 juillet 2024 n’est pas forcément si iconoclaste qu’il y paraît.
B – Une exception complémentaire au principe de l’effet relatif du contrat
Si on veut nuancer ce que certains auteurs présentent comme un véritable coup de tonnerre causant un séisme (Cf. Laurent BLOCH op. cit.), on peut tout de même formuler une série d’observations de nature à nuancer cette constatation.
D’abord, il convient de bien garder à l’esprit que selon le nouvel article 1200 du Code civil entré en vigueur le 1er octobre 2016 : « Les tiers doivent respecter la situation juridique créé par le contrat. Ils peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait. ».
Ensuite, si on retient l’idée d’une atteinte portée à l’effet relatif du contrat, on doit remarquer qu’elle ne serait pas totalement une première. Outre les multiples exemples de stipulations pour autrui, on peut aussi rappeler les actions directes en paiement, de nature contractuelle qui ont pu être imposées par le législateur dans un souci de protection, à l’égard de tiers. Qu’il s’agisse une nouvelle fois de la loi du 6 février 1998 entre le transporteur de marchandises et le destinataire ou la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 entre le sous-traitant et le donneur d’ordre.
Enfin, la qualification de tiers accolé à un assureur subrogé peut surprendre (Laurent LEVENEUR op. cit.) sauf si, faute de précision, on considère que le contrat en question n’avait pas, en réalité, été conclu par la société mère italienne expéditrice, mais par sa filiale française qui devait réceptionner la machine.
Autant de considérations qui nécessitent la prudence quant à la portée de cet arrêt, dans l’attente d’une confirmation jurisprudentielle ultérieure, notamment concernant d’autres clauses telles que celles attribuant la compétence ou fixant la prescription.