ÉVOLUTION DU DROIT DE LA RESPONSABILITÉ FONDÉE SUR LES TROUBLES DU VOISINAGE, I. Corpart

Isabelle Corpart

Maître de conférences émérite en droit privé à l’Université de Haute-Alsace Membre du CERDACC

Commentaire de la loi du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels

Mots-clés : Activités agricoles – Conflits de voisinage –Responsabilité civile –Troubles anormaux du voisinage

À la campagne de nombreuses personnes, dont les agriculteurs souffrent de conflits de voisinage et le législateur est intervenu récemment pour tenter de les limiter. En effet, la responsabilité fondée sur les troubles anormaux du voisinage est prise en compte dans la loi n° 2024-346 du 15 avril 2024 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels (JO du 16 avril 2024).

La proposition de loi n°1602 visant à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 juillet 2023 (P. Januel, Troubles anormaux du voisinage : vers une protection accrue des agriculteurs, D. actualité du 1er décembre 2023). Elle visait à répondre aux inquiétudes des exploitants agricoles sur la multiplication des procédures pour trouble anormal de voisinage car beaucoup d’entre eux avaient été attaqués en justice en raison du trouble anormal de voisinage. Une procédure accélérée a été engagée par le Gouvernement sur ce texte et la Commission mixte paritaire (CMP) a été rapidement réunie (texte déposé le 26 mars 2024). Ses travaux ont fait avancer le vote de la loi. Il ressort du rapport n° 1912 du 22 novembre 2023 de la commission des lois sur cette proposition de loi qu’il faut favoriser le bien-vivre ensemble en garantissant « un équilibre entre le développement des activités économiques et la préservation de l’environnement des voisins de ces activités ».

La nouvelle loi aborde les troubles anormaux du voisinage qui peuvent concerner des nuisances sonores ou olfactives, liées à des travaux ou des comportements agressifs quand elles dépassent un certain seuil de gravité en vue de limiter les conflits entre néo-ruraux et paysans et donc pour que le trouble soit considéré comme anormal. En effet, les troubles anormaux du voisinage sont des nuisances générées par le voisinage immédiat et qui dépassent ce qui est normalement acceptable en visant les troubles dans les campagnes mais aussi dans les villes.

Pour garantir une application homogène sur l’ensemble du territoire national, le législateur a modifié le Code civil (I) et le Code rural et de la pêche maritime (II) pour supprimer certains troubles. Dans le Code de la construction et de l’habitation, il a abrogé l’article L. 113-8, texte en vertu duquel les nuisances préexistantes à l’installation des occupants et qui se poursuivent dans les mêmes conditions, n’entraînaient pas droit à réparation. Il a été abrogé afin de ne pas restreindre la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage à certaines activités déterminées, toutefois la clause exonératoire de responsabilité a été maintenue.

I – La prise en compte des troubles de voisinage dans le Code civil

Le but étant d’élever au rang législatif le régime prétorien de responsabilité pour troubles de voisinage sans faute, le législateur a introduit un nouvel article 1253 dans le Code civil en complétant le titre III par un nouveau chapitre IV « Les troubles anormaux du voisinage ». Cette idée avait déjà été consacrée par la jurisprudence. « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage », c’est-à-dire excéder les inconvénients ordinaires du voisinage (Cass. 2e civ., 19 nov. 1986, n° 84-16.379, Bull. civ. II n° 172, p. 116).

Conformément à ce nouveau texte « Le propriétaire, le locataire, l’occupant sans titre, le bénéficiaire d’un titre ayant pour objet principal de l’autoriser à occuper ou à exploiter un fonds, le maître d’ouvrage ou celui qui en exerce les pouvoirs qui est à l’origine d’un trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage est responsable de plein droit du dommage qui en résulte ». Il ressort de cet article qu’il n’est pas nécessaire de prouver une faute car c’est une responsabilité de plein droit. En effet, il s’agit d’une responsabilité sans faute puisque c’est l’anormalité du trouble qui entraîne la responsabilité de l’auteur, si bien qu’il importe peu importe qu’il n’ait pas voulu nuire à son voisin.

En outre, le législateur a prévu des exceptions au principe car les personnes ne sont pas responsables lorsque le trouble anormal provient d’activités antérieures à l’acte ayant transféré la propriété du bien ou octroyé sa jouissance, si ces activités sont conformes aux lois et aux règlements, quelles qu’en soient la nature. En effet, ce point était visé dans l’ancien article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation, mais il ne s’agissait alors que d’activité agricole, commerciale, industrielle, artisanale, touristique, culturelle ou aéronautique (et non pas par exemple d’activités militaires ; Cass. 3e ch. civ. du 8 juillet 1992, n° 90-11.170, Bulletin 1992 III, n° 245, p. 150, ou sportives, associatives, voire scolaires). En outre, l’exception n’est plus limitée aux seuls dommages causés aux occupants d’un bâtiment, mais elle vise la personne lésée.

En effet, le régime de responsabilité pour troubles anormaux de voisinage est assorti d’une exception puisque la responsabilité ne peut pas être engagée si l’activité à l’origine du trouble a préexisté à l’installation du demandeur et s’est poursuivie en conformité avec la réglementation. Par ailleurs, l’engagement de la responsabilité de l’auteur du trouble est limité lorsque l’activité concernée est antérieure à l’installation de la personne se plaignant d’un trouble de voisinage ou si elle respecte le cadre législatif et réglementaire en vigueur, de même que si l’activité se poursuit dans les mêmes conditions ou dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine de l’aggravation du trouble anormal de voisinage. En outre, afin de protéger les territoires ruraux, des spécificités sont prévues pour les activités agricoles car la responsabilité d’un agriculteur qui modifierait les conditions d’exercice de son activité pour les mettre en conformité avec la réglementation ne pourra pas être recherchée pour trouble anormal de voisinage. Par ailleurs, l’agriculteur qui n’a pas substantiellement modifié la nature ou l’intensité de son activité agricole ne pourra pas voir sa responsabilité engagée. Le juge devra préciser ce qui relève ou pas d’une modification substantielle puisque c’est lui qui dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier le caractère anormal du trouble de voisinage.

Cette réforme a complété la loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises (JO 30 janvier 2021).

Grâce à ce nouveau texte, la responsabilité du fait des troubles de voisinage anormaux est entrée dans le Code civil, toutefois l’alinéa 2 de l’article 1253 du Code civil fait un renvoi au nouvel article L. 311-1-1 du Code rural et de la pêche maritime.

II – La prise en compte des conflits de voisinage dans le Code rural et de la pêche maritime

Le législateur a introduit dans ce code un nouvel article L. 311-1-1 qui prévoit des exonérations spécifiques de responsabilité en faveur des activités agricoles. En effet, selon ce texte : « la responsabilité prévue au premier alinéa de l’article 1253 du Code civil n’est pas engagée lorsque le trouble anormal provient d’activités agricoles existant antérieurement à l’acte transférant la propriété ou octroyant la jouissance du bien ou, à défaut d’acte, à la date d’entrée en possession du bien par la personne lésée ». En outre, « ces activités doivent être conformes aux lois et aux règlements et s’être poursuivies dans les mêmes conditions, dans des conditions nouvelles qui ne sont pas à l’origine d’une aggravation du trouble anormal ou dans des conditions qui résultent de la mise en conformité de l’exercice de ces activités aux lois et aux règlements ou sans modification substantielle de leur nature ou de leur intensité ».

L’ancien article L. 113-8 du Code de la construction et de l’habitation prévoyait des cas où la responsabilité n’était pas engagée mais en visant seulement certaines activités, ce qui a changé car la loi a ajouté au Code rural l’article L. 311-1-1 en vue de mettre en place des exonérations supplémentaires spécifiques pour les activités agricoles. En conséquence, il est prévu désormais qu’il ne peut pas être question de trouble anormal de voisinage lorsqu’un agriculteur a modifié les conditions d’exercice de son activité pour les mettre en conformité avec la réglementation.

Dès lors, d’une part, la responsabilité d’un agriculteur qui modifierait les conditions d’exercice de son activité pour les mettre en conformité avec la réglementation ne pourra pas être recherchée pour trouble anormal de voisinage.  Et d’autre part, sa responsabilité ne pourra pas être engagée s’il n’a pas substantiellement modifié la nature ou l’intensité de son activité agricole. Ce cas vise les évolutions naturelles d’une exploitation (accroissement, diversification…) et il appartiendra dès lors au juge de déterminer ce qui relève ou non d’une modification substantielle. On peut toutefois en déduire que les activités agricoles à l’origine des nuisances vont être plus difficilement attaquables.

Cette loi est importante car la responsabilité civile pour trouble anormal de voisinage est l’un des leviers utilisés pour garantir un équilibre entre le développement des activités économiques et la préservation de l’environnement des voisins de ces activités économiques ou autres. Elle permet de garantir un vivre ensemble équilibré et de répondre aux préoccupations du monde rural ou urbain, beaucoup d’agriculteurs et de paysans étant visés par des plaintes des néo-ruraux. En effet, elle permet de garantir un équilibre entre la liberté d’entreprendre des agriculteurs et le droit à la réparation des préjudices subis par leurs voisins et donc de protéger les territoires ruraux en soutenant le dynamisme économique et social des campagnes.

Toutefois le titre de la loi qui vise à adapter le droit de la responsabilité civile aux enjeux actuels pourrait laisser penser qu’elle comporte beaucoup plus de changements alors qu’elle ne contient qu’un seul article dont l’objet se contente d’aborder le régime jurisprudentiel de responsabilité du fait des troubles anormaux du voisinage.

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