Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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DE L’EXPLOSION DE FUKUSHIMA À L’EXTINCTION DE FESSENHEIM. UNE APPRÉHENSION DU NUCLÉAIRE EN TROIS DATES, M. Rambour

Muriel Rambour

Maître de conférences en droit public à l’Université de Haute-Alsace,
Membre du CERDACC

 

Au moment de célébrer le 200e numéro du Journal des Accidents et des Catastrophes, il nous est apparu naturel de proposer un regard rétrospectif sur près d’une décennie de recherche au CERDACC consacrée aux risques liés à l’exploitation nucléaire civile. Ce domaine d’activité illustre en effet la « société du risque » qu’évoquait le sociologue Ulrich Beck [2001]. Des espoirs nés de la maîtrise de cette source d’énergie à l’effroi suscité par les accidents de Three Mile Island et Tchernobyl, le nucléaire est typique du paradoxe attraction-répulsion à l’égard des risques qu’éprouvent les sociétés contemporaines. En 2011, Fukushima achevait de faire incidemment du nucléaire le dénominateur commun des notions de risques, d’accidents et de catastrophes.

Compte tenu des secrets industriels propres à l’exploitation de ce type d’énergie, du caractère souvent engagé voire polémique des discussions, le nucléaire civil est rarement un objet d’études objectives et transversales. À ce titre, aborder de manière rigoureuse la problématique des risques liés au nucléaire civil s’est avérée être une démarche aussi bien complexe que novatrice. Au cours des dix ans qui viennent de s’écouler, nos recherches ont suivi cette piste que jalonnent trois séquences : 2013, 2015, 2019 et au-delà. Si le nucléaire est souvent source d’appréhensions, au sens de craintes et de peurs, il s’appréhende également du point de vue de l’analyse des risques sous plusieurs angles. Nous avons successivement choisi d’étudier ceux du démantèlement (I), de la gestion des déchets radioactifs (II) puis de la sûreté et de la sécurité nucléaires (III).

I – 2013 : démanteler n’est pas achever

Les facteurs influençant le choix d’une stratégie de démantèlement et la mise en œuvre de celle-ci sont multiples : réponse planifiée au vieillissement du parc de centrales, choix de politique énergétique, adaptation au cadre réglementaire national et international, prise en considération des opinions publiques. C’est dans ce contexte que, le 14 novembre 2013, nous organisions le premier colloque du CERDACC sur le nucléaire dédié au Démantèlement des installations nucléaires civiles [M. Rambour, « Le démantèlement des installations nucléaires civiles. Enjeux juridiques, économiques et questions de sécurité(s) », Riséo, n°2014-1, pp. 6-19].

Il peut sembler paradoxal de débuter l’étude du nucléaire par ce qui s’apparenterait à une fin. En réalité, le démantèlement, s’il signe la cessation de la phase d’exploitation industrielle, n’est pas un point final mais bien le commencement d’une période de temps longue où surgissent des enjeux juridiques, socio-économiques lourds et des problématiques de sécurité(s). Quelles sont les procédures à suivre, les obligations d’information et de consultation des populations environnantes au cours d’une opération de démantèlement ? De quelles manières gérer les déchets et la réhabilitation des sites ? Comment assurer la sécurité des agents procédant au démantèlement ? Quelles sont les règles de partage des responsabilités en cas d’accident ? Quelles sont les implications financières à long terme d’un démantèlement tant pour les exploitants que pour les bassins d’emploi locaux ? De tels programmes mobilisent des investissements conséquents ainsi qu’une multiplicité d’acteurs et de métiers. S’ils constituent des opérations complexes s’étalant sur plusieurs décennies, ils ne sont toutefois aucunement synonymes de fermeture pure et simple d’un site. Démanteler une installation nucléaire n’est donc pas achever la réflexion et l’action.

II – 2015 : se défaire n’est pas oublier

L’industrie nucléaire doit principalement anticiper deux charges futures majeures : les opérations de démantèlement ainsi que la gestion des déchets radioactifs [M. Rambour, « L’industrie nucléaire française à l’heure de la transition énergétique. Anticipation des coûts et prévisions budgétaires » in L. Jaeger, J.-M. Pontier, E. Roux (dir.), L’industrie nucléaire, PUAM, 2018, pp. 89-106]. Le 30 avril 2015, ce sont ainsi les externalités de la production nucléaire qui étaient placées au centre d’échanges comparés et pluridisciplinaires lors de la journée d’études Nucléaire civil et responsabilités liées aux déchets radioactifs [Droit de l’environnement, n°236, juil.-août 2015, pp. 254-265].

La thématique du traitement des déchets radioactifs renvoie à des considérations de responsabilité juridique aussi bien que morale face aux générations futures et à des logiques d’évaluation économique. Que ce soit à l’occasion de l’exploitation courante des centrales ou de leur cessation d’activité, la question du devenir de ces externalités s’érige en sujet sensible sur les plans techniques, juridiques, économiques et politiques, conditionnant pour beaucoup l’acceptabilité de la filière nucléaire dans son ensemble.

Le Code de l’environnement définit les déchets radioactifs comme « des substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou envisagés » et les déchets radioactifs ultimes comme « des déchets radioactifs qui ne peuvent plus être traités dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de leur part valorisable ou par réduction de leur caractère polluant ou dangereux » [P. Bringuier, « L’absence d’utilisation future comme critère de définition du déchet radioactif. Note sous CE, 30 juin 2010 », Environnement, 11, 2010, pp. 22-25]. Même à titre transitoire, ces déchets se révèlent encombrants [M. Rambour, « Les ‘’encombrants’’ déchets du nucléaire civil », Droit de l’environnement, n°236, juil.-août 2015, pp. 254-257]. C’est ce qu’ont récemment illustré les péripéties judiciaires de l’installation de conditionnement et d’entreposage de déchets activés, destinée à recevoir les déchets du démantèlement de plusieurs réacteurs en attendant que soit pleinement opérationnel le Centre industriel de stockage géologique profond [M. Rambour, « L’intérêt à agir d’associations dans le contentieux relatif au projet CIGEO de stockage de déchets radioactifs », Les Petites Affiches, n°124, 23 juin 2015, pp. 8-13].

La problématique du traitement des déchets radioactifs est particulière, car elle engage des perspectives temporelles inhabituelles [Y. Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, 2006]. Le débat se concentre ainsi autour de la problématique de la réversibilité qui envisage la perspective d’un pilotage évolutif du stockage [ANDRA, Rendre gouvernables les déchets radioactifs. Le stockage profond à l’épreuve de la réversibilité, n°381, 2010] en laissant aux générations futures une marge de décision quant à la protection de l’environnement et la constitution d’une filière de traitement [« Synthèse. Le droit nucléaire (janv.-déc. 2019) », Droit de l’environnement, n°285, janv. 2020, pp. 39-48].

De ce point de vue, le Code de la santé publique ouvre aussi désormais la possibilité pour l’autorité administrative d’instituer des servitudes d’utilité publique concernant des terrains ou constructions pollués par des substances radioactives [M. Rambour, « Des servitudes d’utilité publique sur les terrains et constructions pollués par des substances radioactives », Revue de Droit Immobilier, n°4, avr. 2016, pp. 216-217]. Ces servitudes emportent l’interdiction, la limitation de certains usages ou leur subordination au respect de prescriptions techniques et de surveillance radiologique. Ces servitudes d’utilité publique constituent, outre une mesure de précaution, un dispositif de sauvegarde de la mémoire des pollutions par substances radioactives. Se défaire des déchets radioactifs n’est donc pas les oublier.

III – 2019 : sécuriser n’est pas cloisonner

La réflexion s’est ensuite constamment étoffée et les Entretiens du Grillenbreit ont été instaurés à termes réguliers. C’est ainsi que leur deuxième édition a permis, le 22 novembre 2019, d’aborder la double thématique de la sûreté et de la sécurité des sites nucléaires [M. Rambour (dir.), Sûreté et sécurité des installations nucléaires civiles, Mare & Martin, 2020, 240 p.], laquelle s’ancre dans une logique d’étude plus large de la sécurisation des infrastructures vitales [M. Rambour, « Les obligations de sécurité des opérateurs d’importance vitale » in B. Pauvert, M. Rambour (dir.), La sécurisation des infrastructures vitales, Mare & Martin, 2020, pp. 47-72].

En matière nucléaire, la doctrine française établit une distinction entre la sûreté et la sécurité des installations bien qu’il s’agisse de deux composantes indissociables. La sûreté nucléaire désigne les mesures prises par l’exploitant sous la supervision de l’Autorité de sûreté nucléaire dans le but de prévenir les accidents et d’en limiter les conséquences sur les populations et l’environnement [M. Rambour, « Force d’action rapide nucléaire d’EDF et acteurs de la sécurité civile. Attributions et responsabilités » in O. Gohin, B. Pauvert (dir.), Le Droit de la Sécurité et de la Défense en 2014, PUAM, 2015, pp. 237-252]. S’il s’agit d’une problématique originelle, la sécurité des installations se pose aujourd’hui avec acuité compte tenu du contexte national et international. Les agressions au titre de la sécurité constituent un nouvel enjeu s’ajoutant aux possibles agressions au titre de la sûreté que sont les vulnérabilités face aux événements climatiques, aux inondations ou encore aux séismes [M. Rambour, « Le nucléaire et le terrorisme », Riséo, n°2015-2, pp. 107-141 et « Un risque majeur aux déclinaisons émergentes. Le nucléaire, arme et cible d’actes malveillants » in ENSOSP-CERISC, L’acceptabilité des risques : une approche pluridisciplinaire, Presses de l’ENSOSP, 2019, pp. 261-276].

En matière nucléaire comme ailleurs, la menace peut être interne – provenant du personnel des opérateurs, de prestataires mal intentionnés – ou externe – de type intrusions terrestres, survols aériens ou attaques cybernétiques [M. Rambour, « La sécurité nucléaire en France. Un état des dispositifs de lutte contre les intrusions terrestres et les nouvelles menaces aériennes », Cahiers de la sécurité et de la justice, n°35-36, 2016, pp. 206-213]. La sécurité des installations nucléaires civiles est devenue un enjeu supposant des actions concertées de la part de l’État et des opérateurs. Le lien étroit qui unit sûreté et sécurité nucléaires amène à conclure que si « la sûreté appartient en propre à chacun, la sécurité est la situation de tous » et que « la sécurité peut être permise par la sûreté » [P. Delvolvé, « Sécurité et sûreté », RFDA, 2012, p. 1085]. Sécuriser n’est donc pas cloisonner mais au contraire ouvrir les perspectives pour mieux anticiper.

Les risques liés aux activités nucléaires civiles, thématique complexe, constituent un riche terrain d’investigations qui reste pourtant encore peu exploré ou, tout du moins, abordé de façon disparate. Cette situation s’explique par de multiples facteurs : secret industriel propre à l’exploitation de ce type d’énergie, caractère souvent engagé voire polémique des discussions. Les trois thématiques que nous avons proposées d’analyser se sont trouvées rassemblées par un intérêt scientifique personnel qui a cherché à s’inscrire dans une dynamique devenue collective. À chaque fois, il s’agissait d’apporter, sur la base d’une étude en droit et non d’opportunité technique ou politique, des éléments de réponse à quelques préoccupations essentielles. Loin de clore un triptyque, notre dernière manifestation scientifique révèle surtout un intérêt croissant de la part des collectivités territoriales, aujourd’hui plus réceptives à ce sujet, à l’heure où la centrale de Fessenheim vient de cesser son activité productive sans que ne disparaisse toutefois le risque nucléaire.