Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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MESURES DE SÛRETÉ POSTÉRIEURES À LA PEINE EN MATIÈRE TERRORISTE : L’INCONSTITUTIONNALITÉ NE TIENT QU’À UN FIL, G. Chetard

Guillaume Chetard,

Enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Haute-Alsace,
Membre du CERDACC

 

Commentaire de Cons. const., déc. n° 2020-805 DC du 7 août 2020 : Gaz. Pal., 1er sept. 2020, note L. Garnerie

 

« S’il est loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité, évaluée à partir d’éléments objectifs, de l’auteur d’un acte terroriste et visant à prévenir la récidive de telles infractions, c’est à la condition qu’aucune mesure moins attentatoire aux droits et libertés constitutionnellement garantis ne soit suffisante pour prévenir la commission de ces actes et que les conditions de mise en œuvre de ces mesures et leur durée soient adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. Le respect de cette exigence s’impose a fortiori lorsque la personne a déjà exécuté sa peine. »

Mots clefs : terrorisme – mesures de sûreté – dangerosité – récidive – surveillance de sûreté – proportionnalité – liberté individuelle – liberté personnelle – droit au respect de la vie privée – juge de l’application des peines – service pénitentiaire d’insertion et de probation – surveillance électronique mobile – prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique – juridiction régionale de la rétention de sûreté – commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté

Pour se repérer

Adoptée définitivement par l’Assemblée nationale le 27 juillet 2020, la petite loi déférée au Conseil constitutionnel entendait créer une nouvelle mesure de sûreté, applicable aux auteurs de certaines infractions terroristes après la fin de l’exécution de leur peine. Le texte visait spécifiquement le cas des personnes qui « présente[raient] une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ».

La mesure de sûreté, que la loi ne nommait pas, devait être prononcée par la juridiction régionale de la rétention de sûreté. Elle consisterait en une ou plusieurs obligations ou interdictions tendant à la prévention de la récidive. Les sénateurs requérants arguaient que ces dispositions portaient une atteinte disproportionnée à la liberté personnelle, à la liberté individuelle, à la liberté d’aller et de venir et au droit au respect de la vie privée. Les députés requérants ajoutaient à ce grief celui de la violation du principe de non-rétroactivité de la loi pénale, la loi prévoyant seulement qu’elle ne s’appliquerait pas aux personnes libérées avant sa publication.

Pour aller à l’essentiel

Invoquer le principe de non-rétroactivité de la loi pénale, c’est se placer sur le terrain de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui concerne « non seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi toute sanction ayant le caractère d’une punition » (Cons. const., déc. n° 88‑848 DC du 17 janv. 1989, cons. 36 : P. Gaïa, R. Ghevontian, F. Mélin-Soucramanien, A. Roux et É. Oliva, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 19e éd., Dalloz, 2018, n° 8). Le Conseil estime néanmoins que la mesure de sûreté prévue par la loi déférée n’entre dans aucune de ces catégories. En effet, elle n’est « pas décidée lors de la condamnation par la juridiction de jugement mais à l’expiration de la peine, par la juridiction régionale de la rétention de sûreté » ; elle « repose non sur la culpabilité de la personne condamnée, mais sur sa particulière dangerosité appréciée par la juridiction régionale à la date de sa décision » ; son but est « d’empêcher et de prévenir la récidive », pas de sanctionner l’auteur de l’infraction. Elle échappe par conséquent au champ d’application de l’article 8 et, partant, du principe de non-rétroactivité. La solution ne présente aucune surprise. Le même raisonnement avait en effet déjà été tenu à plusieurs reprises pour d’autres mesures s’appliquant à l’issue de l’exécution de la peine, notamment au sujet de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté (Cons. const., déc. n° 2008‑562 DC du 21 févr. 2008, cons. 9 : P. Gaïa et al., op. cit., n° 54).

L’argument tiré d’une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales connaît davantage de succès. Le Conseil constitutionnel énonce à titre général que des mesures de sûreté ne doivent être mises en œuvre que si « aucune mesure moins attentatoire aux droits et libertés constitutionnellement garantis » n’est « suffisante pour prévenir la commission de ces actes » et si « les conditions de mise en œuvre de ces mesures et leur durée [sont] adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». Les dispositions de la loi ne sont pas conformes à cette exigence.

Tout d’abord, quant au principe de la nouvelle mesure de sûreté, le Conseil relève que les autorités judiciaires et administratives disposent déjà d’un important arsenal de mesures de surveillance et de contrôle applicables aux auteurs d’infractions terroristes. Il y a donc matière à douter de l’impérieuse nécessité qu’il y aurait à créer une nouvelle mesure ad hoc pour prévenir la récidive de cette catégorie particulière de condamnés.

Ensuite et surtout, le régime prévu pour sa mise en œuvre est insuffisamment protecteur. D’une part, la mesure de sûreté risque d’entrer en contradiction avec la décision de condamnation qui la fonde initialement. Le Conseil constitutionnel observe que si la durée de la mesure est d’un an, elle est renouvelable jusqu’à un maximum de cinq ou de dix ans. Non seulement les deux seuils sont élevés, mais ils dépendent de la peine encourue, sans que celle effectivement prononcée contre le condamné entre en considération. Une mesure de contrôle de longue durée pourrait donc succéder à une peine courte, au mépris du pouvoir, qui appartient à la juridiction de jugement, d’individualiser la répression. À ce titre, la décision relève également que la mesure de sûreté peut intervenir même si l’intéressé a été condamné à une peine assortie du sursis simple, donc même si la juridiction de jugement n’a pas jugé utile d’y adjoindre une ou plusieurs obligations ou interdictions probatoires en vue de prévenir la récidive.

Une autre partie de l’argumentaire développé tient au risque d’arbitraire que représente la mesure de sûreté. À cet égard, le Conseil constitutionnel reproche au législateur de ne pas avoir prévu un nouvel examen obligatoire de la situation de la personne avant tout renouvellement de la mesure. Enfin, la loi n’exclut pas non plus de son champ d’application les personnes qui n’ont pas pu, au cours de leur peine, bénéficier de mesures destinées à favoriser leur réinsertion.

Pour aller plus loin

La décision du 7 août 2020 peut être abordée comme un écho lointain de celle du 21 février 2008, dans laquelle le Conseil avait été admis que la création de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté n’était pas contraire à la Constitution. La loi déférée s’inspirait elle-même très largement du dispositif de la surveillance de sûreté. La saisine a donc été l’occasion, pour le Conseil, de réaffirmer son intention d’exercer un contrôle rigoureux de proportionnalité sur ces mesures post-peine. Cette rigueur apparente (I) doit toutefois être nuancée, car le Conseil se concentre sur des questions de cadre procédural. Le législateur pourra bien, s’il le souhaite, adopter le dispositif ici censuré, au prix de quelques remaniements qui n’en diminueront en rien la portée : il n’y a pas d’obstacle de fond à la création de nouvelles mesures de sûreté post-peine (II).

I- L’apparence d’un contrôle rigoureux

Les mesures de sûreté ne constituant ni des peines, ni des sanctions ayant le caractère d’une punition, l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne leur est pas applicable. Cela signifie qu’elles échappent non seulement au principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, mais aussi à celui de la proportionnalité des peines à la gravité des infractions. La mesure de sûreté ne vise pas un but punitif, elle n’est pas une rétribution du mal qui est déjà advenu, mais une méthode de prévention d’un mal futur redouté. Elle n’a donc pas à se trouver dans un rapport de grandeur particulier avec la gravité du comportement sanctionné.

Reste en revanche applicable un autre principe de portée plus générale : celui de la proportionnalité des mesures attentatoires aux libertés. Si l’usage de la contrainte peut être justifié par la visée d’un but légitime, alors cette contrainte ne peut pas excéder en mesure ce qui est indispensable à la réalisation de ce but. Le Conseil constitutionnel indique ainsi que « bien que dépourvue de caractère punitif », une mesure de sûreté « doit respecter le principe, résultant des articles 2, 4 et 9 de la Déclaration de 1789, selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ». Le législateur doit donc s’assurer que « les atteintes » qu’il porte « à l’exercice [des] droits et libertés » protégés par la Constitution soient « adaptées, nécessaires et proportionnées à l’objectif de prévention poursuivi ». Cette expression du principe de proportionnalité en trois composantes, inspirée du modèle allemand qui s’est largement diffusé à travers le monde, n’est pas nouvelle dans la jurisprudence du Conseil. Elle y apparaît d’ailleurs avec la décision du 21 février 2008 précitée et est depuis régulièrement employée, avec quelques variantes et paraphrases (par ex. déc. n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, cons. 53 à 55.)

La décision du 7 août 2020 n’en reconnaît pas moins un champ d’application très étendu à ce principe. Elle rappelle d’abord que, même en matière de sanctions pénales, la proportionnalité ne s’entend pas seulement au sens étroit du rapport entre la peine et le délit. La généralité du principe est d’ailleurs confirmée par le rattachement qui lui est donné avec la « liberté personnelle ». Cette liberté amalgamée n’a jamais été précisément définie par le Conseil. Il en désigne simplement des « composantes » telles que, comme dans la décision commentée, la « liberté d’aller et de venir », le « droit au respect de la vie privée » ou le « droit de mener une vie familiale normale », mais aussi la « liberté du mariage » (Cons. const., déc. n° 2004-484 DC du 20 nov. 1983, cons. 94), ou le droit de choisir ses fréquentations (Cons. const., déc. n° 88-244 DC du 20 juil. 1988, cons. 22). Le tout étant en principe plus que la somme de ses parties (ou ici de ses « composantes »), l’exigence de proportionnalité pourrait donc être comprise comme le corollaire de la liberté personnelle, sorte de droit général à l’autonomie.

Sur ce fondement, le Conseil annonce ensuite son intention d’exercer ce qui, dans sa jurisprudence, s’apparente à un contrôle entier. Dans les cas de contrôle restreint de proportionnalité, le principe est soit énoncé partiellement (par ex. lorsqu’est en cause la liberté d’entreprendre : Cons. const., déc. n° 2010-55 QPC du 18 oct. 2010, cons. 4), soit tempéré par la considération de ce que le Conseil ne dispose pas du même pouvoir d’appréciation et de décision que le législateur (déc. n° 81-127 DC des 19 et 20 janv. 1981, cons. 12), ce qui revient souvent, en pratique, à une absence presque totale de contrôle (déc. n° 2018-761 QPC du 1er févr. 2019, cons. 8 à 13). Ici, au contraire, l’exigence est renforcée : elle « s’impose a fortiori lorsque la personne a déjà exécuté sa peine ».

La comparaison avec le régime de la surveillance de sûreté (C. proc. pén., art. 706-53-19 et 723-37) présente ici tout son intérêt. Tout comme la surveillance de sûreté, la mesure créée par la loi déférée se fondait sur la dangerosité persistante d’un condamné à l’issue de l’exécution de sa peine. La méthode de prévention était très similaire, puisqu’il s’agissait, dans un cas comme dans l’autre, d’imposer au condamné diverses obligations ou interdictions visant à s’assurer de sa personne. Enfin la décision d’ordonner ou de prolonger la mesure de sûreté applicable aux auteurs d’infractions terroristes aurait été confiée à la juridiction régionale de la rétention de sûreté, après examen de leur situation par la commission interdisciplinaire des mesures de sûreté. Ces organes exercent des compétences similaires en matière de surveillance de sûreté et de rétention de sûreté – ils ont même été créés précisément à cette fin.

Le législateur ayant manifestement travaillé par analogie, le Conseil constitutionnel a fait de même. Les critiques qu’il émet, en 2020, concernant la durée et les modalités d’application de la mesure antiterroriste reprennent a contrario certains des principaux arguments qu’il avait soulevés, en 2008, pour considérer que le régime de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté ne créait pas de déséquilibre manifeste entre la prévention des atteintes à l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement garanties.

Le Conseil avait relevé dans la décision du 21 février 2008 que le champ d’application de la rétention de sûreté et, par voie d’accessoriété, de la surveillance de sûreté, était bien adéquat à leurs finalités, « eu égard à l’extrême gravité des crimes visés et à l’importance de la peine prononcée », qui devait être égale ou supérieure à quinze ans de réclusion criminelle. Le 7 août 2020, il reproche au contraire au législateur de n’avoir pas pris en considération la nature et la durée de la peine prononcée pour délimiter le champ d’application de la mesure de sûreté antiterroriste. En 2008, il relevait que les mesures de sûreté postérieures à la peine ne seraient admissibles que si elles étaient « d’une rigueur nécessaire », ce qui supposait que le condamné ait pu, « pendant l’exécution de sa peine, bénéficier de soins ou d’une prise en charge destinés à atténuer sa dangerosité », mais que ceux-ci n’aient pu « produire des résultats suffisants, en raison soit de l’état de l’intéressé soit de son refus de se soigner ». Ce qui était alors une réserve d’interprétation devient, en 2020, une règle qui s’impose au législateur : le Conseil relève simplement, parmi les motifs de l’inconstitutionnalité, que la loi n’exige pas « que la personne ait pu, pendant l’exécution de cette peine, bénéficier de mesures de nature à favoriser sa réinsertion ». Quant à la proportionnalité stricto sensu, la décision du 21 février 2008 l’admettait en relevant notamment que le renouvellement de la rétention de sûreté ou de la surveillance de sûreté ne pourrait être décidé que « si, à la date du renouvellement, et au vu, selon le cas, de l’évaluation pluridisciplinaire ou de l’expertise médicale réalisée », la mesure concernée constituait toujours « l’unique moyen de prévenir la commission des crimes » visés par le texte. Au contraire, à nouveau, la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine est censurée pour n’avoir pas prévu de garantie équivalente : « Les renouvellements de la mesure de sûreté peuvent être décidés aux mêmes conditions que la décision initiale, sans qu’il soit exigé que la dangerosité de la personne soit corroborée par des éléments nouveaux ou complémentaires. »

C’est donc en grande partie un travail de mauvais copiste que le Conseil constitutionnel fustige : le législateur, tout en s’inspirant ostensiblement d’une loi déjà en vigueur, n’a pas su en retranscrire les dispositions protectrices des libertés. Certes, de ce point de vue, la déclaration d’inconstitutionnalité est heureuse. Il n’est pas dit en revanche que sa motivation soit suffisante. Ce raisonnement analogique ne porte en effet que sur le champ d’application et les conditions formelles de mise en œuvre des différents dispositifs comparés. Or, si ces techniques de contrôle sont effectivement semblables d’un point de vue superficiel, elles sont fondées sur des conceptions très différentes du phénomène criminel. Le Conseil constitutionnel semble avoir laissé la voie ouverte à la création de nouvelles mesures de sûreté post-peine, ce qui pose d’importantes questions de principe.

II- L’absence d’obstacle de fond à la création de nouvelles mesures de sûreté post-peine

Au-delà de la garantie des droits procéduraux, la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes posait une question de principe : celle de la banalisation de telles mesures de surveillance et de contrôle postérieures à l’exécution de la peine.

Dans sa décision du 7 août 2020, le Conseil constitutionnel énonce, avant d’exercer son contrôle de proportionnalité, qu’il est « loisible au législateur de prévoir des mesures de sûreté fondées sur la particulière dangerosité, évaluée à partir d’éléments objectifs, de l’auteur d’un acte terroriste et visant à prévenir la récidive de telles infractions. » C’est dire que le Conseil ne voit pas d’objection de principe à la création de nouvelles mesures de ce type. Le fait qu’elles soient susceptibles d’intervenir après l’achèvement de la peine est certes un critère pour déterminer la rigueur du contrôle à effectuer, mais il ne suffira pas, à lui seul, pour empêcher l’adoption future de dispositifs similaires. Le Conseil ne s’opposerait donc pas à l’adoption d’une nouvelle version du même texte, sous réserve que le législateur corrige auparavant les points critiqués par la décision. Enfin, l’usage d’une grille de critères similaire à celle qui avait été employée dans la décision du 21 février 2008 signifie a priori que la satisfaction de ces critères sera requise, mais suffisante, si le législateur souhaite à l’avenir créer de nouvelles mesures de sûreté post-peine fondées sur la dangerosité. Le Conseil laisse donc la voie ouverte pour une extension inquiétante du droit pénal de la dangerosité, bien au-delà de l’exceptionnalisme qui devrait le caractériser.

Rappelons que la loi du 27 février 2008 avait été l’objet d’une importante controverse, tant au Parlement que dans la doctrine. L’actualité judiciaire était alors animée par l’affaire Fourniret, du nom de l’auteur d’une longue série d’assassinats précédés de viols commis sur des adolescentes, dont le parcours criminel s’était poursuivi et aggravé après une première période d’incarcération. La très vive émotion suscitée par cette affaire était pour beaucoup dans l’initiative du gouvernement, qui avait souhaité garantir que les criminels les plus dangereux puissent être maintenus en détention ou sous surveillance s’ils présentaient, après l’exécution de leur peine, un risque important de récidive en raison d’un trouble de la personnalité persistant. Cette volonté de poursuivre la contrainte au-delà de la peine, en ne se fondant pas sur le crime passé mais sur l’éventualité d’un crime futur, avait attiré les foudres de nombreux universitaires pénalistes (v. par ex. M. Herzog-Evans, « La loi n° 2008-174 du 25 février 2008 ou la mise à mort des « principes cardinaux » de notre droit », AJ pénal 2008, p. 161.) Le principe était d’ailleurs autant critiqué que la méthode, puisqu’il s’agissait d’avoir recours à des expertises de dangerosité, outils empiriques à la fiabilité pour le moins douteuse (v. A. Coche, « Faut-il supprimer les expertises de dangerosité ? », RSC 2011, p. 21.)

Les principes qui s’opposaient hier à la création de la rétention et de la surveillance de sûreté s’opposent aujourd’hui et pour les mêmes raisons à l’institution de mesures de sûreté antiterroristes postérieures à la peine, mais il y a plus. Certes, contrairement à la rétention de sûreté, la loi déférée ne visait pas à maintenir une personne en détention à titre purement préventif, mais seulement à imposer à cette personne certaines mesures probatoires et de réinsertion. Certes, le dispositif qu’entendait créer le législateur comprenait une durée maximale et n’aurait donc pas pu être renouvelé perpétuellement. Mais il faut encore ajouter que les mesures créées par la loi du 27 février 2008 sont le produit d’une pensée d’exception. Elles sont réservées aux cas d’auteurs de crimes extrêmement graves et ne peuvent être mises en œuvre que si la personne concernée présente « une probabilité très élevée de récidive parce qu’elle souffre d’un trouble grave de la personnalité » (C. proc. pén., art. 706-53-13.)  Ce dernier critère indique que le cas envisagé se situe à la frontière de la théorie de l’autonomie de la volonté, à la limite de l’imputabilité du fait criminel. La dangerosité de la personne placée en rétention de sûreté ou sous surveillance de sûreté est supposée échapper en partie à son libre arbitre. C’est d’ailleurs ce critère qui permet en partie d’éluder l’argument tiré d’une violation du principe de la présomption d’innocence : la personne n’est pas punie pour un crime qu’elle n’a pas encore commis et dont elle est présumée coupable à l’avance, elle est retenue pour l’empêcher de commettre un crime qui pourrait en partie s’imposer à elle.

Le même raisonnement ne peut pas valoir pour l’auteur d’une infraction terroriste, aussi choquante soit-elle. Dans la loi déférée au Conseil constitutionnel, il ne s’agissait plus d’un amalgame de dangerosité psychiatrique et de dangerosité criminologique, mais de dangerosité criminologique pure et simple, non pas causée par un trouble de la personnalité, mais caractérisée par une « probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ». La contrainte préventive intervient non plus parce que la personne « souffre » d’un état psychique qui domine en partie sa volonté, mais parce qu’elle adhère sciemment à une idéologie violente. Cette assimilation du criminel radicalisé au criminel souffrant d’un trouble de la personnalité s’étend au-delà de la nature de la mesure proposée, jusque dans son régime. La loi confiait en effet le prononcé et le renouvellement de la mesure à la juridiction régionale de la rétention de sûreté. Qui plus est, la décision de cette juridiction devait être précédée d’une évaluation de dangerosité confiée à la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté. Il n’était pas prévu, en revanche, de modification de la composition de cette commission, qui comprend en principe (C. proc. pén., art. R. 61-8) un magistrat du siège de la cour d’appel, le préfet de région ou son représentant, le directeur interrégional des services pénitentiaires ou son représentant, un expert psychiatre, un expert psychologue, un représentant d’une association d’aide aux victimes et un avocat membre du conseil de l’ordre. Il ne serait donc pas requis que l’un ou plusieurs des membres de la commission attestent d’une expertise particulière dans le domaine de la lutte contre la radicalisation. Cette négligence législative trahit peut-être un redoutable impensé : le terrorisme serait en tous points assimilable à un trouble de la personnalité.

Avec la rétention de sûreté, une partie de la doctrine s’était inquiétée d’un possible glissement vers un « droit pénal de l’ennemi », forme postmoderne du « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » de l’abbé Sieyès, qui exclurait certains individus de la logique ordinaire du droit criminel (v. G. Jakobs, « Aux limites de l’orientation par le droit : le droit pénal de l’ennemi », RSC 2009, p. 7 ; G. Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », RSC 2010, p. 69.) Le « droit pénal de l’ennemi » se caractériserait par une « dépersonnalisation », par le passage sélectif, pour certains individus, de la catégorie des personnes dotées d’une volonté autonome et d’une responsabilité, à celle des choses simplement dangereuses : « la culpabilité du criminel versus sa dangerosité ; le citoyen coupable versus un individu dangereux, aussi versus l’ennemi, à l’extrême le terroriste » (G. Jakobs, loc. cit., nous soulignons.) La banalisation des mesures de sûreté post-peine, la confusion entre l’extrémiste sain d’esprit et le criminel violent souffrant d’un trouble psychique, semble constituer un nouveau pas regrettable dans cette direction, qui les déshumanise l’un comme l’autre en niant leurs singularités respectives au profit d’une seule caractéristique supposée déterminante.