Hervé ARBOUSSET
Maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC
Interdire l’utilisation d’une substance dangereuse révèle la prise de conscience de la dangerosité du produit et devrait donc se traduire par une réparation des préjudices causés. Ainsi en est-il pour les nombreux scandales sanitaires qui ont émaillé l’histoire chimique de la France. S’agissant par exemple de l’amiante, l’interdiction de l’utilisation de cette fibre dans l’industrie date de 1997. Les juridictions administratives ont reconnu la responsabilité pour faute de l’Etat dans la prévention des risques liés à l’exposition aux poussières d’amiante (CE, ass., 3 mars 2004, n°241150, n°241152, n°241153), mais aussi l’existence d’un préjudice d’angoisse (C.E., 3 mars 2017, n°401395, C.E., 28 mars 2022, n°453378, C.E., 19 avril 2022, avis, n°457560 : apportant des précisions sur les modalités de réparation du préjudice d’angoisse pour les bénéficiaires du régime de l’allocation de cessation anticipée d’activité).
Aujourd’hui c’est l’utilisation du chlordécone qui, si l’on peut dire, remonte à la surface. Cet insecticide a, en particulier, été utilisé pour lutter contre le charançon du bananier dans les Antilles françaises, à partir du début de l’année 1972 et jusqu’à son interdiction « théorique » en juillet 1990 puisqu’elle n’a été effective qu’en 1993.
Les conséquences sur la santé des agriculteurs, la population générale et l’environnement antillais ont été, sont et seront, gravissimes pour des générations (cf. « Etudes destinées à identifier les dangers et risques sanitaires associés à l’exposition au chlordécone », actualisée le 29 avril 2022, Institut de recherche en santé, environnement et travail: https://www.irset.org/fr/etudes-destinees-identifier-les-dangers-et-risques-sanitaires-associes-lexposition-au-chlordecone).
L’ampleur du désastre sanitaire et écologique a été reconnue par le Président de la République Emmanuel Macron en 2018 lorsqu’il a fait état d’un « scandale environnemental, dont souffrent la Martinique et la Guadeloupe depuis quarante an », « d’un aveuglement collectif », d’un Etat qui devait « prendre sa part de responsabilité dans cette pollution et doit avancer dans le chemin de la réparation et des projets » demandant que « les tableaux des maladies professionnelles soient réactualisés en fonction des connaissances scientifiques en priorisant l’impact de la molécule de chlordécone et en particulier toutes celles et ceux qui ont travaillé pendant des années dans le secteur de la banane ont été beaucoup plus exposés à ce sujet », tout en réclamant une action renforcée par le « plan chlordécone ». La prise de conscience de la nécessaire réparation des victimes a conduit le législateur à créer un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides consacrant une indemnisation d’une part au titre de la législation sur les accidents du travail et maladie professionnelle et d’autre part au nom de la solidarité nationale (loi n°2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020, JORF n°0300, 27 décembre 2019 : article 70). De son côté, le Gouvernement a élaboré un quatrième Plan chlordécone (pour la période 2021-2027), (https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/plan_chlordecone_iv_fevrier_2021-2.pdf ) poursuivant les mesures entreprises dès le 1er plan de 2008, il a par ailleurs reconnu le cancer de la prostate au titre des maladies professionnelles (décret n° 2021-1724 du 20 décembre 2021 révisant et complétant les tableaux de maladies professionnelles annexés au livre VII du code rural et de la pêche maritime, JO n°0297, 22 décembre 2021).
Au final, la réparation des victimes de ce produit toxique s’appuie sur les caisses de sécurité sociale pour les uns, sur la solidarité de la Nation pour les autres sans que soit reconnue juridiquement la responsabilité de l’Etat. Dans ce contexte, il était fort à parier qu’une action contentieuse devant les juridictions administratives allait être engagée par des victimes.
C’est précisément l’objet de la saisine du tribunal administratif de Paris. La juridiction administrative a rendu un jugement le 24 juin 2022 (n°2006925/6-2, n°210718/6-2 et n°2126538/6-2 A LIRE ICI) sur trois recours en responsabilité contre l’Etat. Les requérants demandaient l’annulation du refus implicite du 1er ministre et du ministre de l’Agriculture rejetant ainsi leurs demandes de réparation, la reconnaissance de leurs préjudices issus des autorisations provisoires de vente de produits contenant du chlordécone et de la carence fautive de l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de police et l’obligation pour lui d’informer sur cette molécule, la consécration du « préjudice moral d’anxiété pour l’ensemble des personnes ayant résidées depuis plus de 12 mois en Guadeloupe ou en Martinique depuis 1972 » et la condamnation de celui-ci à verser à chacun la somme de 15 000 euros, le rejet pour irrecevabilité des conclusions de l’Etat invoquant une exonération de sa responsabilité « du fait de l’organisation de ses services ».
Rappelons que le droit de la responsabilité administrative repose sur la démonstration par le requérant de « trois conditions liées au bien-fondé de la demande » (B. Plessix, Droit administratif, Lexisnexis, 4ème édition, 2022, p. 1721). Ce « tryptique » (D. Truchet, Droit administratif, PUF, 5ème édition, 2008, p.391) s’appuie sur un fait générateur en principe fautif (la faute étant aussi un fondement à la responsabilité administrative : H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, 2017), un préjudice et un lien de causalité. Dès lors, l’absence de ces trois conditions, sinon de l’une d’entre elles, empêchera toute reconnaissance de responsabilité et par voie de conséquence toute réparation du préjudice. Parce que le contentieux auquel était confronté le tribunal administratif de Paris ne concernait pas des hypothèses exceptionnelles pour lesquelles le préjudice, le lien de causalité voire le fait générateur sont présumés, il devait déterminer si, au regard des circonstances, comme l’affirmaient les requérants, l’Etat avait commis des fautes. S’il reconnait des négligences fautives à l’encontre de l’Etat (I) il refuse d’engager sa responsabilité parce que le préjudice invoqué par les requérants n’est pas suffisamment caractérisé (II).
I. Des négligences fautives imputables à l’Etat
Le tribunal administratif retient que « les services de l’Etat ont commis des négligences fautives ». En l’espèce, comme d’ailleurs pour tous les contentieux, notamment à caractère sanitaire (amiante, Mediator : C.E., 9 novembre 2016, n°393108), la temporalité des faits était importante, combinée au respect des règles légales existantes ainsi qu’aux connaissances de l’innocuité ou non de la substance concernée aux moments de la contamination.
Le tribunal administratif constate des manquements de l’Etat dans l’octroi des autorisations provisoires de vente des produits incriminés contenant du chlordécone et dans la validation de l’homologation (A), mais n’admet pas que l’Etat ait tardé dans la prise en charge de la pollution et de l’information des populations (B).
A. Des autorisations et des homologations délivrées en dépit des signaux d’alerte
Il ressort du jugement que l’Etat a commis trois négligences fautives :
- « en permettant la vente d’une même spécialité antiparasitaire contenant 5% de chlordécone, sous le nom de Kepone 5% SEPPIC, Musalone et Curlone, sous le régime des autorisations provisoires de vente au-delà du délai de six ans prévu par les textes »,
- « en validant son homologation sans pouvoir établir, dans les conditions prescrites, son innocuité sur la santé de la population des cultures et des animaux »,
- « en autorisant la poursuites des ventes au-delà des délais légalement prévus en cas de retrait de l’homologation ».
Ce qui est intéressant dans la démarche du tribunal administratif de Paris, c’est qu’après avoir présenté distinctement le contexte de création de chacun des produits incriminés (Kepone 5% SEPPIC, Musalone et Curlone), il lie les trois processus de demandes d’homologation. A l’évidence, le juge administratif ne se méprend pas sur la nature réelle de ces produits en affirmant que « le Kepone a bénéficié d’autorisations provisoires de ventes successives, sous trois noms de spécialités différents ». En effet, la demande d’homologation du Musalone provenait de la même entreprise (SEPPIC) « souhaitant reprendre la commercialisation de sa spécialité Kepone 5% ». En ce qui concerne le Curlone, les établissements Laurent de Laguarigue s’appuyaient sur le « dossier technique de la spécialité Musalone de la société SEPPIC ». Ainsi, cette globalisation s’explique non seulement par le lien entre les entreprises sollicitant une autorisation provisoire de vente et l’homologation mais aussi, et peut-être surtout, par le type de substance concernée, à savoir le chlordécone. Ainsi, le Kepone 5% est réapparu sous une autre appellation commerciale (Musalone) lui-même remplacé par un autre produit (Curlone). A partir de là, il était facile au juge de relever que, par le truchement d’un changement d’étiquette, cet insecticide contenant 5 % de chlordécone a bénéficié de douze années d’autorisation provisoire de vente, alors que légalement il ne pouvait en bénéficier que de six. En effet, selon l’article 6 de de la loi du 22 décembre 1972 « L’autorisation provisoire de vente sera annulée d’office si l’homologation n’intervient pas dans un délai maximum de quatre ans. Toutefois, cette autorisation provisoire de vente pourra être exceptionnellement reconduite par les instances compétentes pour un délai maximum de deux ans » (Loi n°72-1139 du 22 décembre 1972 étendant le champ d’application de la loi validée et modifiée du 2 novembre 1943 relative à l’organisation des contrôles des produits antiparasitaires à usage agricole, JO 23 décembre 1972, n°299).
Le tribunal administratif a ensuite étudié les conditions dans lesquelles sont survenues les homologations du Musalone et du Curlone (Kepone n’a pas été homologué puisque la Société l’a retiré du marché avant que la décision ne soit prise). Sur ce point aussi la carence de l’Etat est incontestable et intolérable. Alors que la loi de 1972, renforçant sur ce point celle de 1943, prévoyait que l’homologation ne pouvait être accordée qu’aux produits ayant été « l’objet d’un examen destiné à vérifier leur efficacité et leur innocuité à l’égard de la santé publique, des utilisateurs, des cultures et des animaux », l’Etat n’a pas rempli ses fonctions de garant de la sécurité sanitaire. En effet, le juge constate qu’il ne résulte pas du dossier qu’« en dehors d’examens mesurant les résidus dans les bananes au début des années 1970, la mise à l’étude du produit puis son homologation auraient donné lieu à des vérifications sur son innocuité à l’égard de la santé publique des utilisateurs, des cultures, des animaux ». Or en l’absence de vérifications, l’Etat aurait dû refuser l’homologation de ces pesticides. Non seulement, il ne s’est pas rendu compte qu’il a donné illégalement trois autorisations provisoires de vente du même produit, le Kepone 5%, mais en plus son inaction a rendu ineffective une loi qui entendait protéger la population et l’environnement de substances dangereuses. Or la toxicité de ce produit était connue, on en savait suffisamment pour gérer autrement le risque lié à l’utilisation du chlordécone. Le tribunal administratif énumère les études scientifiques qui auraient dû alerter les pouvoirs publics tout en soulignant leur antériorité à la demande d’homologation. Dès 1968, soit 4 ans avant la demande d’homologation du Kepone et l’autorisation provisoire de vente, une étude scientifique avait décrit « la toxicité du chlordécone à long terme sur les rats, son accumulation dans les graisses des rongeurs, son caractère persistant présentant des risques de contamination du milieu environnant ». Qui plus est indiquent les juges, la dangerosité du chlordécone était apparue à l’occasion d’un « scandale environnemental et sanitaire à Hopewell» aux Etats-Unis « fortement médiatisé ». Cet accident survenu en 1975, précisément lors de la production du Kepone, a abouti à la pollution de la James River jusqu’à Chesapeake Bay la majeure partie des ouvriers de l’usine a été empoisonnée souffrant de troubles neurologiques (pour en savoir plus « The legacy of Kepone », https://virginiahumanities.org/2016/12/the-legacy-of-kepone/, consulté le 22/09/2022). Au surplus, ajoute le tribunal administratif, « deux rapports de l’INRA datant de 1975 et de 1980, ainsi que différentes études réalisées en Guadeloupe posaient la question de la pollution de l’environnement de l’île par des substances organochlorées ». Le rapport de l’INRA pour le Ministère de l’Environnement (centre INRA de la Guadeloupe) de 1980 mettait explicitement en avant la dangerosité du chlordécone (rapport Kermarrec et Al., « Niveau actuel de la contamination des chaînes biologiques en Guadeloupe : pesticides et métaux lourds », p. 66) et recommandait la recherche de solutions alternatives pour assurer la protection des bananeraies.
Enfin, dernière « négligence fautive » retenue par le tribunal administratif, la décision du ministre de l’agriculture en fonction en 1990 qui a autorisé, au-delà du délai légal de suspension de deux ans des effets de la décision de retrait de l’homologation, l’utilisation du Curlone pour une année supplémentaire, par un arrêté relatif, et cet intitulé nous ôte tout doute quant à l’ignorance de de la toxicité du produit, « aux conditions de délivrance et d’emploi, en agriculture, de substances vénéneuses et dangereuses ». La suspension de la décision de retrait a permis d’écouler les stocks de produits.
L’analyse du juge administratif confirme ainsi l’existence d’études et de faits qui auraient dû alerter les autorités publiques, en charge de la délivrance des autorisations provisoire de vente et d’homologation, du danger auquel l’utilisation de chlordécone exposait et alors les faire réagir. Hélas, tel ne fut pas le cas pour diverses raisons : la volonté de protéger la production de bananes des Antilles françaises et ainsi l’économie locale, « le lobbying actif des groupements de planteurs » et des « élus en soutien aux demandes des industriels et des professionnels de la banane » (A.N., rapport n°2440, 26 novembre 2019, p. 80 et s.).
B. Une prise en charge de la pollution sans retard et une information de la population adaptée
Le tribunal administratif a examiné ensuite si l’Etat a tardé dans « la prise en charge de la pollution au chlordécone » et si on pouvait lui reprocher « un défaut d’information des populations avant 2000 ». Selon les juges, il n’en est rien, il procède même à une longue énumération d’actions menées par les ministres successifs. Ainsi, dès 1998, des prélèvements d’eau ont été effectués mettant « en évidence la présence de chlordécone ». Les juges se réfèrent d’abord à une mission interministérielle d’inspection qui a évalué les risques relatifs à l’utilisation de produits phytosanitaires en Guadeloupe et en Martinique. Créée effectivement en 1998, elle a conclu à « l’existence d’un risque potentiel » et préconisé d’améliorer la connaissance de la contamination par les pesticides en prenant toutes mesures appropriées. Ils font état ensuite « d’actions portant sur la surveillance et … sur la consommation d’eau à destination des populations » qui ont été menées à la suite des conclusions de la mission interministérielle mais aussi de la fermeture de certains captages d’eau, de l’utilisation de filtres à charbon actif. Le tribunal administratif veille à montrer que les actions menées ont eu pour but de protéger la population de tout risque de contamination, ainsi il ajoute qu’a été élaboré « un plan d’évaluation et de gestion des risques en 2003 » suivi d’une obligation d’analyser les sols avant toute culture et d’une communication sur la consommation des légumes et la pollution des sols. En mars 2004, la pêche fut interdite dans certaines zones et élaboré des plans « chlordécone » (aujourd’hui au nombre de 4), le premier datant de 2008.
Il est vrai que le considérant 9 donne à penser que les pouvoirs publics ont pris des mesures afin d’analyser l’étendue de la pollution et d’en limiter les effets sur la population et l’environnement. Mais à partir de quand ces mesures ont-elles été prises ? 1998 semble être l’année de référence. Or, c’est en 1990 que l’homologation du Curlone a été retirée. Dans le considérant 7, le tribunal administratif a énuméré des études scientifiques dont celle de l’INRA et un accident chimique qui ont révélé la toxicité du Kepone sur l’environnement et la population dès les années 1970. A la suite de l’accident de Hopewell, les Etats-Unis ont même décidé d’interdire définitivement la production de chlordécone. Comme l’écrivait Pierre-Benoit Joly « A la fin des années 1970, les connaissances sur la toxicité du chlordécone et sur sa persistance dans l’environnement étaient donc conséquentes. Elles étaient de nature à déclencher des actions » (La saga du chlordécone aux Antilles françaises. Reconstruction chronologique 1968-2008, INRA/SenS et IFIRIs, juillet 2010, p. 26). Au vu de l’ensemble de ces éléments, il est difficile de ne pas considérer que l’Etat français a tardé à prendre des mesures adéquates pour remédier à la pollution au chlordécone, sauf à considérer que pour le tribunal administratif l’absence d’actions ne devient fautive qu’au-delà d’un certain délai qui n’aurait pas été atteint puisque des mesures ont été prises à partir de 1998 (raisonnement par analogie avec CE, 1ère – 4ème Chambres Réunies, 18/12/2020, 437314).
Après avoir retenu l’existence de négligences fautives, le tribunal administratif devait statuer sur le fait de savoir si la responsabilité de l’Etat était engagée. Ce premier jugement portant sur la responsabilité de l’Etat qui a autorisé, au-delà de ce que permettait la loi, l’usage du chlordécone est un jugement de rejet.
II. Le refus d’engager la responsabilité de l’Etat
Le tribunal administratif semble prendre appui sur la notion de dommage pour ensuite se demander s’il existe un préjudice direct, certain et personnel. Il constate un fait dommageable (A) mais l’absence d’un préjudice d’anxiété direct et certain (B).
A. L’existence d’un fait dommageable
En effet, le dommage se distingue du préjudice. Le premier « est de l’ordre des faits », le second « est le résultat d’une appréciation juridique » (B. Plessix, Droit administratif, Lexisnexis, 4ème édition, 2022, p. 1676) de la situation personnelle de la victime.
Le tribunal administratif retient l’existence d’un dommage. Il estime que l’autorisation d’utiliser le chlordécone et l’usage qui en a été fait ont eu des effets très négatifs sur l’environnement de la Martinique et de la Guadeloupe avec une pollution des sols, un impact sur l’eau potable, sur des zones marines et ainsi sur « des travailleurs agricoles », sans d’ailleurs que soient mentionnées les autres catégories sociales présentes sur les deux îles. Il ajoute, en s’appuyant sur une études de l’Anses de 2021, que le lien entre chlordécone et cancer de la prostate était « probable » et que les effets délétères de ce produit vont se transmettre aux générations futures puisque que l’INSERM a « mis en évidence que l’exposition prénatale… présentait des risques de réduction du score de préférence visuelle pour les nouveaux-nés » et une réduction dans le développement de la motricité (INSERM, https://presse.inserm.fr/impact-de-lexposition-au-chlordecone-sur-le-developpement-des-nourrissons/3624/ ).
Il n’est donc pas contestable que les négligences fautives ont concouru au développement de maladies liés à l’utilisation du chlordécone pendant des décennies aux Antilles. Néanmoins, après avoir identifié le dommage, le juge administratif ne reconnait pas l’existence d’un préjudice d’anxiété.
B. L’absence d’un préjudice d’anxiété direct et certain
Le juge administratif rappelle opportunément l’obligation, pour pouvoir retenir la responsabilité de l’Etat qu’il existe un préjudice, en l’occurrence un préjudice d’anxiété, et qu’il soit direct et certain.
Le tribunal administratif, reprenant une formulation classique, conclut que les requérants n’apportent « aucun élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d’anxiété » qu’ils invoquaient. En effet, d’une part, il n’y a de préjudice direct qu’autant qu’il impacte de manière suffisamment directe la ou les victimes et d’autre part, il n’y a de préjudice certain que s’il existe ou qu’il se réalisera sans être dès lors éventuel. En l’espèce, les requérants n’apportent aucun élément autre que leur présence en Martinique ou en Guadeloupe durant plus de douze ans depuis 1973, ce qui fort logiquement n’est pas suffisant au regard de la jurisprudence administrative sur le préjudice d’anxiété. En effet, le préjudice d’anxiété représente une « douleur psychologique que provoque chez un individu un état d’angoisse aigüe et prolongée de développer une pathologique grave, peut-être mortelle… » (B. Plessix, Droit administratif, Lexisnexis, 4ème édition, 2022, p. 1682). A propos de l’amiante le Conseil d’Etat considère que les requérants doivent apporter des « éléments personnels et circonstanciés de nature à établir [qu’ils] ont été exposées à un risque élevé de pathologie grave et de diminution de leur espérance de vie, dont la conscience suffit à justifier l’existence d’un préjudice d’anxiété indemnisable » (pour un exemple récent : C.E., 28 mars 2022, n° 453378 : à propos d’une exposition en milieu professionnel à des poussières d’amiante ou encore C.E., 3 mars 2017, n°401395 « qu’un ouvrier d’Etat….. compte-tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité, il peut être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave »). En revanche, le Conseil d’Etat a refusé de reconnaitre l’existence d’un préjudice d’anxiété dès lors que « le risque de développer cette pathologie à la suite d’une exposition au benfluorex peut être regardé, …. , comme très faible » (C.E., 9 novembre 2016, n°393108).
Quels éléments les requérants auraient-ils pu avancer ? Reconnaissons que nous sommes ici dans la prédiction. Ils auraient pu produire des analyses de sang révélant un taux de chlordécone très élevé de nature à créer un risque élevé et grave de développer une pathologie. Le travail dans une bananeraie a exposé, à l’évidence, directement les ouvriers agricoles à un risque élevé et grave de développer une pathologie grave. L’apparition chez des proches ou des collègues de travail de maladies probablement causées par le chlordécone pourrait alors faire naitre un préjudice d’anxiété.
Le tribunal administratif ne pouvait donc pas assurément reconnaître un préjudice d’anxiété au regard de l’absence d’arguments circonstanciés et personnels présentés. En conséquence, la responsabilité de l’Etat, contrairement à ce qui a pu être écrit, n’est pas reconnue puisque toutes les conditions exigées n’étaient pas réunies.
Peut-on alors se satisfaire d’une telle décision ? Assurément, parce qu’elle reconnait les négligences fautives de l’Etat. Mais, si le jugement ne permet pas la réparation des préjudices invoqués, certains juristes proposant d’imaginer « une action spécifique en déclaration de faute à l’encontre de l’Etat, indépendamment de toute dimension indemnitaire » (La responsabilité administrative : quel sens ? », H. Belrhali, S. Brimo, A Jacquemet-Gauché, AJDA, 2022, p. 1473), il constitue néanmoins, un premier jalon vers la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat.
Il sera très intéressant de connaître, si toutefois un appel a été interjeté, la position de la cour administrative d’appel de Paris et peut-être, en cassation, celle du Conseil d’Etat quant à l’appréciation des actions et décisions de l’Etat et l’existence ou non de préjudices indemnisables face aux drames épouvantables causés par le chlordécone non seulement aux travailleurs agricoles mais aussi à la population générale.