Carla Trebert
et
Julien Didry-Barca
Doctorants à Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les 21 et 22 avril 2023 s’est tenu, dans les locaux de la faculté de droit de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle (USC), le séminaire annuel du Groupe de recherche européen sur la responsabilité civile et l’assurance (GRERCA). Organisé sous la responsabilité scientifique de Javier Lete (Université de Saint-Jacques de Compostelle) et sous la coordination de Ricardo Pazos (Université Pontificale Comillas de Madrid-ICADE), il avait pour thème « Crise sanitaire et responsabilité civile ».
Ce séminaire a réuni une cinquantaine de chercheurs européens et canadiens qui ont pu mettre en commun leurs connaissances issues des expériences nationales face à la crise de la Covid-19 en matière de responsabilité civile et d’assurances. En amont de la rencontre, les rapporteurs nationaux ont remis leurs rapports au rapporteur chargé de la synthèse pour chaque panel. Celui-ci a présenté les tendances observées pour mettre ainsi en lumière les similitudes et les différences constatées. Une fois cette synthèse faite, les rapporteurs nationaux étaient invités à prendre la parole et, le cas échéant, faire quelques observations relatives au droit national pour lequel ils étaient investis d’un rapport.
Ces deux journées ont été l’occasion de nouer un dialogue riche et fructueux autour d’une question encore actuelle. Si la crise sanitaire semble être derrière nous, les affaires qui en découlent sont en train d’être portées devant les tribunaux. Il a toutefois été noté que le contentieux n’était pas très abondant, voire inexistant sur certains points. Deux facteurs explicatifs ont pu être avancés par les participants au cours des débats : le premier est temporel et a trait au temps long qui est celui du parcours judiciaire, le second, davantage psychologique, est relatif au caractère si exceptionnel de la situation, s’apparentant à une force majeure généralisée, laquelle a pu conduire les victimes à renoncer à introduire une action. La conséquence de ce faible contentieux est que les rapports et les résultats des travaux menés pendant ces deux journées de séminaire comportent une dimension fortement prospective.
A. Guégan, La responsabilité civile des établissements de santé privés
R. Pazos, La responsabilité civile des établissements d’accueil de personnes âgées et/ou dépendantes
O. Gout, Les responsabilité civiles liées à la vaccination contre la Covid-19
V. Rivollier, La responsabilité civile de l’employeur vis-à-vis et du fait des salariés
P. Brun, Assurance et Covid-19
L. Friant, La responsabilité civile de l’État
21 avril 2023
Les participants sont accueillis par quelques mots de bienvenue et d’ouverture prononcés par Javier Lete, directeur scientifique de la manifestation. Il les remercie de leur présence, ainsi que la Faculté de droit de l’Université de Saint-Jacques de Compostelle, le département de recherche De Conflictu Legum et le département de justice de la Galice pour leur soutien.
A. Guégan, La responsabilité civile des établissements de santé privés
Anne Guégan (MCF-HDR à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) synthétise les rapports nationaux relatifs aux conditions dans lesquelles les établissements de santé privés peuvent voir leur responsabilité civile engagée. Par-delà les divergences nationales entre les systèmes de santé, les régimes et les fondements de responsabilité envisageables, les établissements de santé privés peuvent être amenés à réparer les dommages consécutifs en cas d’infection nosocomiale. La qualification d’infection nosocomiale s’agissant d’une contamination par la Covid-19 est discutée dans tous les pays. Si elle venait à être retenue par les tribunaux, le risque de responsabilité civile reste hétérogène. Il est fonction du fondement de responsabilité invocable. Les pays prévoient soit un régime de responsabilité pour faute, soit un régime hybride, soit un régime de responsabilité objective. L’autre terrain sur lequel les établissements de santé privés peuvent voir leur responsabilité engagée est celui du droit commun. Les rapports sont sur ce point davantage convergents et deux types de fautes peuvent être dégagées. Les premières sont en lien avec les actes de soin. Il s’agit la plupart du temps de fautes techniques dans le diagnostic ou le suivi des patients admis pour d’autres pathologies. Elles doivent être appréciées au regard des connaissances médicales acquises au jour où elles ont été commises, ce qui risque de faire obstacle à leur reconnaissance dans le contexte de la Covid-19. Le second type de fautes sont celles en lien avec l’organisation du service : une mauvaise organisation, un personnel en sous-effectif, une surveillance insuffisante d’un état de santé requérant des soins spécifiques, un refus d’admission… Anne Guégan conclut son rapport en insistant sur le fait que si le risque de responsabilité civile n’est pas nul en théorie, les circonstances exceptionnelles vont jouer le rôle de circonstances atténuantes. La solution est heureuse pour les établissements de santé privés déjà fragilisés mais implique une absence de réparation pour les victimes, qui devront se tourner vers des dispositifs d’indemnisation fondée sur la solidarité nationale lorsqu’ils existent.
Rapports nationaux : Melinee Kazarian, Université de Southampton (Angleterre) ; Florence George et Pauline Colson, Université de Namur (Belgique) ; Carlos Gómez Ligüerre, Université Pompeu Fabra de Barcelone (Espagne) ; Farida Arhab-Girardin, Université de Tours (France) ; Valerio Forti, Université de Lorraine (Italie) ; Maria João de Vasconcelos, Université de Minho (Portugal) ; Sandra Hotz, Université de Neuchâtel (Suisse) ; Nicole Grmelová, Université d’Économie de Prague (République Tchèque).
R. Pazos, La responsabilité civile des établissements d’accueil de personnes âgées et/ou dépendantes
Ricardo Pazos (Professeur assistant à l’Université pontificale Comillas de Madrid) synthétise les rapports nationaux relatifs à la responsabilité civile des établissements d’accueil de personnes âgées et/ou dépendantes. Il commence sa présentation en insistant sur les différences d’un pays à l’autre quant à l’unicité normative et territoriale, aux conceptions nationales de ce qu’est une personne âgée ou dépendante et quant aux types d’établissements accueillant des personnes âgées ou dépendantes. Il développe la question de la qualification du rapport entre la personne et l’établissement. Il ressort des rapports nationaux que l’existence d’un contrat ne fait pas l’unanimité. Si dans certains pays le séjour fait le contrat, dans d’autres la question ne se pose même pas. Pour les pays dans lesquels la question est débattue, la qualification contractuelle est notamment tributaire du caractère public ou privé de l’établissement d’accueil. La question de la validité est ensuite abordée. En France, c’est la validité de tout le contrat qui est interrogée, que ce soit du point de vue du devoir d’information, de l’aptitude à consentir ou du pouvoir de représentation de celui qui consent à la place du résident. Dans les autres pays, c’est plutôt la validité de certaines clauses qui est contestée, notamment celles obligeant la personne à se soumettre à des tests ou à des vaccins lors de son séjour. Ricardo Pazos développe ensuite la responsabilité encourue par l’établissement en fonction de la nature du rapport. Elle présente deux dimensions. La première concerne les mauvaises exécutions des principales prestations dues au titre de l’hébergement comme l’adaptation des repas, l’absence d’animations, le nettoyage du linge, ainsi que l’étendue de l’obligation de sécurité et de surveillance des personnes accueillies. Sur ce point, c’est le droit commun de la responsabilité pour faute qui trouve à s’appliquer, avec quelques nuances selon les pays s’agissant de la caractérisation de la faute. La seconde dimension de la responsabilité des établissements accueillant des personnes âgées ou dépendantes est liée aux éventuelles atteintes aux droits et libertés fondamentales de celles-ci, notamment en cas d’isolement prolongé ou de vaccination forcée pratiqués par les établissements.
Daniel Gardner (Professeur titulaire à l’Université Laval à Québec) prend la parole ensuite pour évoquer le cas particulier de l’action de groupe en responsabilité civile qui a été menée au Québec contre le centre Herron, un centre hospitalier de soins de longue durée théoriquement privé mais en partie financé par des fonds publics. Il précise que l’action de groupe québécoise diverge sur deux points de celles mises en place en Europe : elles sont ouvertes pour tout type d’action et contre toute personne ; le Québec a renoncé au principe “nul ne plaide par procureur” en mettant en place un système d’opt-out. Les faits étaient les suivants : au printemps 2020, tous les préposés du centre sauf deux ont été affectés par la Covid-19 en même temps. Il a résulté de ce manque de personnel des conséquences graves pour les soixante-dix-huit résidents. Quarante-sept d’entre eux sont décédés, le plus souvent à cause de malnutrition et de déshydratation. Dès le 16 avril 2020, une demande d’autorisation d’exercer une action de groupe a été déposée par le représentant de l’action de groupe. Jugeant le demandeur suffisamment représentatif, le juge québécois l’a autorisé. L’assureur a réagi et a admis la responsabilité du centre avant même que la requête soit entendue par le juge au fond. Une négociation entre l’assureur et les victimes s’en est suivie. Une entente a été trouvée. Elle prévoyait que la couverture d’assurances d’un montant de 5,5 millions de dollars (soit 4 millions d’euros) soit partagée entre quatre catégories de victimes préalablement identifiés : la succession d’un résident décédé entre le 13 mars 2020 et le 31 mai 2020 (conjoint, enfants, frères et sœurs), le conjoint survivant, tout enfant survivant et les résidents survivants. Il était prévu que la compensation accordée à la succession (18 075 euros à partager entre tous les membres de la succession) serve de base à la compensation accordée aux autres catégories : le conjoint survivant reçoit les deux tiers de ce qui est accordé à la succession (soit 12 584 euros), chaque enfant survivant reçoit un tiers (soit 6 281 euros) et chaque résident survivant reçoit les trois quarts (soit 14 000 euros). Un jugement sur transaction a été rendu par le juge québécois et les victimes ont été indemnisées moins d’un an et demi après le début de la procédure qui a permis un apaisement rapide du conflit. Aucune des victimes n’a souhaité intenter une action individuelle et s’exclure de l’action de groupe.
Rapports nationaux : Daniel Gardner, Université Laval (Canada) ; Victoria Picatoste, Université de Vigo (Espagne) ; Laurence Gatti, Université de Poitiers (France) ; Nuno M. Pinto Oliveira, Université de Minho (Portugal).
O. Gout, Les responsabilité civiles liées à la vaccination contre la Covid-19
Olivier Gout (Professeur à l’Université Lyon 3 – Jean-Moulin) synthétise les rapports nationaux relatifs à la place de la responsabilité civile en matière de vaccination contre la Covid-19. L’enjeu est fondamental, les vaccins ayant occupés une place centrale dans la réponse à la crise sanitaire. L’urgence ayant mené à abaisser les précautions préalables à leur mise sur le marché, cela a conduit à un manque de visibilité de leurs effets à long terme. Il s’agit donc de poser la question de la prise en charge des conséquences de tels effets, qui pourrait passer à la fois par la responsabilité civile, mais aussi par le biais de fonds d’indemnisation. Sous l’angle de la responsabilité, il est possible de considérer d’abord la responsabilité des producteurs de vaccin. À leur égard, la responsabilité du fait des produits défectueux semble être le véhicule le plus adapté. Néanmoins, plusieurs obstacles se dressent au niveau européen : les circonstances exceptionnelles de la crise sanitaire pourraient mener à disqualifier le défaut de sécurité du produit, notamment en raison des bénéfices attendus, mais pourraient aussi assouplir les conditions de l’exonération pour risque de développement. Le fondement est aussi limité par le délai préfixe de 10 ans à compter de la mise en circulation. Au Québec, le Code civil permet une action similaire mais confrontée aux mêmes difficultés. Bien que l’application du régime européen puisse les exclure, d’autres fondements sont envisageables, notamment la responsabilité pour activité dangereuse du Code civil italien ou la responsabilité sans faute du fabricant en cas de décès ou d’atteinte grave à la santé du patient en droit allemand. Dans le cas allemand, la restriction spéciale de responsabilité des laboratoires en réaction à la crise sanitaire devrait empêcher toute action d’aboutir. C’est donc surtout en cas de faute lourde ou intentionnelle que les laboratoires pourraient engager leur responsabilité. Il est ensuite possible d’envisager la responsabilité d’autres acteurs. Dans la plupart des systèmes étudiés, les autorités publiques pourraient en principe être responsables, si ce n’est au Royaume-Uni ou l’absence de devoir de vigilance des autorités publiques prive l’action de fondement. La mise en œuvre de leur responsabilité semble toutefois très peu probable. De même, une action contre les professionnels de santé pourrait être envisagée, notamment en raison du manquement à un devoir général de prudence ou à l’obligation d’information du médecin quant aux effets secondaires. Mais une fois de plus, les circonstances exceptionnelles de la pandémie et l’absence d’un standard suffisamment exigeant devraient faire obstacle au succès d’une telle action. La responsabilité ne semble donc pas propice à la prise en charge de potentiels dommages causés par la vaccination. Sous l’angle de la solidarité nationale, les différents systèmes convergent quant à l’existence de fonds dédiés aux dommages causés par la vaccination. Les dispositifs d’indemnisation existaient pour la plupart avant la pandémie de la Covid-19. Elle a toutefois entraîné un accroissement du rôle de la solidarité nationale. Malgré l’existence de ces fonds, le nombre de saisines dans le cadre de la Covid-19 est bas et le taux de rejet important, s’expliquant par la faible gravité des effets secondaires constatés. Il existe de plus des divergences de régime entre les différents systèmes. Elles tiennent notamment à la gravité du dommage ouvrant droit à indemnisation, passant par un standard ou par un seuil selon les pays. Elles tiennent aussi aux procédures, variant parfois en matière de preuve de la causalité entre le vaccin et le dommage, en matière de contrainte temporelle ou quant au montant de l’indemnisation. En conclusion, il semble donc que ni la responsabilité civile ni le droit de l’indemnisation ne soient réellement adaptés à la prise en charge des dommages découlant de la vaccination contre la Covid-19.
Rapports nationaux : Jonas Knetsch, Université Paris 1 (Allemagne) Emmanuelle Lemaire, Université d’Essex (Angleterre) ; Catherine Delforge et François Cuvelier, Université Saint-Louis Bruxelles (Belgique) ; Daniel Gardner, Université Laval (Canada) ; Inmaculada Herbosa, Université de Deusto (Espagne) ; Samuel François, Université de Rennes 1 (France) ; Valerio Forti, Université de Lorraine (Italie) ; Maria João de Vasconcelos, Université de Minho (Portugal) ; Veronika Vanišová, Université d’Économie de Prague (République Tchèque).
V. Rivollier, La responsabilité civile de l’employeur vis-à-vis et du fait des salariés
Vincent Rivollier (MCF à l’Université Savoie Mont Blanc) synthétise les rapports nationaux relatifs à la responsabilité civile de l’employeur vis-à-vis et du fait des salariés. La responsabilité de l’employeur du fait des salariés ayant été évoquée dans les débats ce matin, son propos se focalise sur la responsabilité de l’employeur vis-à-vis des salariés. Pour introduire son propos, il note que bien que les risques professionnels soit un phénomène bien connu, la crise sanitaire a appelé un traitement particulier car les interventions des autorités ont perturbé les prérogatives des employeurs en matière de santé et de sécurité. Ce n’est par ailleurs pas l’activité économique qui est à l’origine du risque mais le simple fait de réunir des personnes dans un même lieu. Il note également que les questions soulevées par la Covid-19 trouvent peu de réponses car le droit des États étudiés ne règle pas tout et le contentieux n’est pas très important. S’agissant de la responsabilité vis-à-vis des salariés, il évoque la prévention des risques avant de se focaliser sur la réparation des risques. S’agissant de la prévention, c’est la directive européenne de 1989 qui pose le cadre général et prévoit des moyens sans se prononcer sur les conséquences des manquements. En matière de crise sanitaire, Vincent Rivollier constate que les obligations sont finalement moins issues du droit de la prévention des risques professionnels que d’un droit de la prévention plus général, comportant une obligation pour les employeurs de se mettre en conformité avec les réglementations édictées par les autorités. La mise en œuvre de ces obligations dépend de droits collectifs ou individuels et, le cas échéant, du recours au droit pénal. S’agissant de la réparation des risques, elle peut avoir lieu indépendamment du respect ou non des obligations de l’employeur. Dans l’ensemble des systèmes étudiés, il existe une législation spécifique assortie d’un régime de réparation objective reposant sur un système assurantiel public obligatoire ou privé. Toute la question est d’établir le caractère professionnel de la contamination par la Covid-19. Des mécanismes de reconnaissance du caractère professionnel ont été mis en place via des listes ou des tableaux de maladies professionnelles ou encore des présomptions. La plupart des pays ayant inscrit la contamination par la Covid-19 dans une telle liste l’ont fait en raison de la profession qui crée un risque particulier d’exposition à la Covid-19, comme dans le domaine de la santé. La qualification d’accident du travail reste quant à elle théorique. La reconnaissance du caractère professionnel de la lésion permet la réparation indépendamment d’un manquement de l’employeur à ses obligations, mais elle est alors forfaitisée et limitée à certains postes de préjudices. Un complément indemnitaire alloué en raison des manquements de l’employeur ne sera pas toujours facile à obtenir car la plupart des pays ont octroyé aux employeurs une immunité suite au compromis social duquel sont nées ces législations spécifiques. Si l’immunité civile de l’employeur n’existe pas en Espagne, en Angleterre et au Portugal, elle est absolue au Québec et relative en Allemagne, en Belgique et en France. Dans ces trois derniers pays, le seuil de gravité de la faute à démontrer est rehaussée. Quant aux ayants droit qui ne peuvent se voir opposer l’immunité civile de l’employeur, l’hypothèse reste théorique car aucune action n’a été engagée à ce jour en matière de Covid-19. Vincent Rivollier conclut brièvement sa synthèse en évoquant le cas de la responsabilité de l’employeur du fait des salariés, pour indiquer qu’elle est difficile, en matière de crise sanitaire, à distinguer de la responsabilité personnelle de l’employeur.
Rapports nationaux : Martin Zwickel, Université d’Erlangen-Nuremberg (Allemagne) Simon Taylor, Université Paris Nanterre (Angleterre) ; Nicolas Estienne, Université Catholique de Louvain (Belgique) ; Mariève Lacroix, Université d’Ottawa (Canada) ; Miguel Martínez Muñoz, Université Pontificale Comillas de Madrid-ICADE (Espagne) ; Morane Keim-Bagot, Université de Strasbourg (France) ; Nuno M. Pinto Oliveira, Université de Minho (Portugal).
22 avril 2023
P. Brun, Assurance et Covid-19
Philippe Brun (Professeur honoraire à l’Université Savoie Mont Blanc) synthétise les rapports nationaux relatifs à la place de l’assurance lors de la pandémie. Il relève que la crise sanitaire a davantage soulevé, dans un premier temps du moins, des questions d’assurance que des questions de responsabilité civile. Les enjeux divergent toutefois selon le type d’assurance. Concernant l’assurance de responsabilité civile, d’abord, l’incidence de la crise sanitaire semble restreinte, bien que son rôle diffère selon les systèmes en fonction du domaine de l’obligation d’assurance des établissements de santé, du type de dommage, ou encore de l’existence de “gestes commerciaux” de la part des assureurs. L’enjeu est plus grand en matière d’assurance de pertes d’exploitation. Dans les différents systèmes, l’assurance ne couvre en principe que les pertes résultant d’un dommage matériel. Les polices ne couvrent jamais une épidémie en tant que telle : elle ne l’est qu’indirectement, par le biais d’un autre événement qu’elle cause, comme une fermeture d’établissement. Dans certains secteurs, les assureurs ont parfois transigé (en Allemagne, cas du “compromis bavarois” en hôtellerie-restauration), alors même qu’ils n’étaient pas certains de devoir couvrir les pertes subies en cas de fermeture d’établissement, les décisions postérieures de différentes cours suprêmes allant justement dans le sens d’une absence de couverture. Enfin, la pandémie a eu des répercussions sur d’autres types d’assurance, imposant notamment des réaffectations de moyens en matière d’assurance soins de santé, provoquant des refus de couverture en matière d’assurance annulation. Surtout, s’est posée la question d’éventuelles ristournes en matière d’assurance automobile, en raison d’une diminution du risque de sinistre due à la baisse de la circulation. En conclusion, Philippe Brun remarque que l’assurance semble n’avoir joué qu’un rôle secondaire dans la prise en charge des dommages causés par et pendant la crise sanitaire. La contribution la plus substantielle serait plutôt passée par les divers transactions et gestes commerciaux consentis par les assureurs, constat soulignant le manque d’adaptation de la dimension individuelle du contrat d’assurance face à des évènements de l’ampleur d’une pandémie.
Jonas Knetsch (Professeur à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne) intervient pour apporter des précisions sur le traitement des assurances de pertes d’exploitation en droit allemand (le cas du “compromis bavarois”). Il remarque la diversité des problématiques en matière assurantielle au niveau européen. D’une part, le découpage des contrats d’assurance varie. En droit allemand, la question des périls dénommés ne se pose pas. Les assureurs ont proposé aux métiers de bouche un contrat d’assurance garantissant les pertes d’exploitation en cas de fermeture administrative pour des raisons sanitaires. C’est ce contrat que les hôteliers-restaurateurs ont souhaité faire jouer lors de la pandémie. Les contrats précisaient toutefois que seules les maladies à déclaration obligatoire permettaient de faire jouer la garantie, ce qui n’était alors pas le cas de la Covid-19. D’autre part, les sources diffèrent. Ainsi, dans le contentieux relatif aux fermetures administratives, la question n’a pas porté sur le droit des contrats d’assurance, relativement pauvre en droit allemand, mais sur le droit commun des contrats, et plus précisément sur le droit des “conditions générales d’affaires”, qui s’applique aussi entre professionnels. Le critère de la transparence a donc été mobilisé dans ce contexte : la Cour fédérale de justice est intervenue pour affirmer que la clause qui lie la garantie à une fermeture administrative à raison de l’une des maladies dénommées à déclaration obligatoire était parfaitement licite et transparente. Contrairement au rapporteur de synthèse, Jonas Knetsch ne pense pas que les assureurs regrettent d’avoir consenti des gestes commerciaux (15 % des pertes à titre forfaitaire) avant que la Cour fédérale ne se prononce sur la question : en termes de communication, ce “compromis bavarois” a permis de renforcer l’image du secteur assurantiel allemand.
Rapports nationaux : Jonas Knetsch, Université Paris 1 (Allemagne) ; Marine Boreque, Université Catholique de Louvain (Belgique) ; Abel Veiga, Université Pontificale Comillas de Madrid-ICADE (Espagne) ; Luc Mayaux, Université de Lyon 3 (France) ; Nuno M. Pinto Oliveira, Université de Minho (Portugal).
L. Friant, La responsabilité civile de l’État
Laurie Friant (MCF à l’Université de Poitiers) synthétise les rapports nationaux relatifs à la responsabilité de l’État dans le cadre de la pandémie de la Covid-19. Les mesures adoptées par les États afin de prévenir les dommages découlant de la Covid-19 ont elles-mêmes pu être sources de dommage. L’enjeu est donc de déterminer si ces dommages peuvent être imputés à l’État. Dans ce cadre, l’organisation étatique n’est pas anodine, notamment au sein des États fédéraux, afin de déterminer sur qui de l’État fédéré ou de l’État fédéral doit reposer la responsabilité. La responsabilité de l’État est envisageable dans les différents systèmes étudiés. Une partie des rapports nationaux évoquent d’abord la possibilité d’une responsabilité indirecte de l’État du fait de ses agents. Ainsi, en droit allemand, cette responsabilité est de principe, la responsabilité directe étant l’exception, la faute de l’agent étant exigée. Ce n’est pas le cas dans d’autres systèmes, comme le droit suisse, tchèque, ou espagnol. La totalité des rapports évoquent ensuite la responsabilité directe de l’État. Dans certains systèmes, il existe plusieurs régimes de responsabilité, fondés ou non sur la faute, comme en Allemagne, en Espagne, en Suisse, en République tchèque ou en France. Quant au préjudice, tous les systèmes exigent sa certitude, mais certains font état d’autres conditions, tenant notamment à la prévisibilité du dommage, à sa gravité ou à son anormalité. Au plan théorique, la responsabilité de l’État semble donc pouvoir être envisagée selon les différents rapports nationaux, mais tous sont plus réservés quant à son réalisme. Le peu d’actions engagées peut s’expliquer par l’indulgence des citoyens, mais aussi par le caractère individuel de l’action dans la plupart des systèmes, par l’absorption des besoins par les systèmes d’indemnisation, ou encore par des exigences procédurales, qu’il s’agisse d’un préalable juridictionnel ou de contraintes temporelles comme en droit tchèque. La responsabilité de l’État peut encore être subsidiaire dans certains systèmes, comme en droit suisse ou allemand. Quand bien même elle serait engagée, une action en responsabilité contre l’État aurait de grandes chances d’échouer. Plusieurs systèmes évoquent divers manquements pouvant être reprochés aux États, parfois reconnus par les juridictions internes. La qualification de la faute peut toutefois se heurter aux circonstances exceptionnelles de l’adoption des mesures ou de l’inaction étatique. De même, le lien de causalité devrait être particulièrement complexe à établir, constituant selon certains rapports le principal obstacle au succès de l’action. Au Canada, l’immunité de l’État dans la sphère politique participe par ailleurs de sa protection, bien qu’elle ne vaille pas dans la sphère opérationnelle. En conclusion, s’il est possible de constater dans de nombreux systèmes un renversement idéologique, passant d’une irresponsabilité à une responsabilité de principe de l’État, la crise sanitaire permet de questionner les limites de cette responsabilité et montre que l’État n’est pas un justiciable comme un autre.
Rapports nationaux : Martin Zwickel, Université d’Erlangen-Nuremberg (Allemagne) ; Melinee Kazarian, Université de Southampton (Angleterre) ; Françoise Auvray, Université libre de Bruxelles (Belgique) ; Mariève Lacroix, Université d’Ottawa (Canada) ; Javier Lete, Université de Saint-Jacques de Compostelle (Espagne) ; Théo Ducharme, Université Paris 1 (France) ; Maria João de Vasconcelos, Université de Minho (Portugal) ; Bénédict Winiger, Université de Genève (Suisse) ; Petr Tomčiak, Université d’Économie de Prague (République Tchèque).