Centre Européen de recherche sur le Risque, le Droit des Accidents Collectifs et des Catastrophes (UR n°3992)

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LA RESPONSABILITÉ CIVILE D’UNE SOCIÉTÉ MÈRE EN MATIÈRE D’ÉMISSION DE GAZ À EFFET DE SERRE, J. Fioux et M. Crolas

Justine FIOUX

Morgane CROLAS

Etudiantes en Master 1 de Droit social et ressources humaines, Université de Haute-Alsace

Trib. La Haye, 26 mai 2021 n° C/09/571932, Milieudefensi et al. contre Royal Dutch Shell

Décision en anglais : https://uitspraken.rechtspraak.nl/inziendocument?id=ECLI:NL:RBDHA:2021:5339

Décision en français : https://en.milieudefensie.nl/news/fr-arret-milieudefensie-shell-26-mai-2021-1.pdf

Mots-clés : Climat – Réchauffement climatique – changement climatique – Émission de gaz à effet de serre – responsabilité civile – Shell – Multinationale – Devoir de vigilance – Obligation de résultat – Responsabilité climatique préventive

L’enjeu environnemental prend une place de plus en plus considérable au sein de notre société, tant au niveau national qu’au niveau international. C’est d’ailleurs à ce dernier niveau qu’ont émergé de nombreuses conférences dans les années 1970 relatives à l’environnement. Dans cette continuité, l’Accord de Paris a été adopté le 12 décembre 2015 sous l’égide de la COP21. Cet accord est le premier accord international sur le climat à caractère universel, c’est-à-dire qu’il a été adopté à l’unanimité et que 183 pays l’ont ratifié (“Qu’est-ce que l’Accord de Paris de 2015 sur le climat (COP 21) ?” : Vie publique Au cœur du débat public , le 26 juin 2020, https://www.vie-publique.fr/fiches/274839-quest-ce-que-laccord-de-paris-sur-le-climat).

Les demandeurs s’appuient sur cet accord pour initier une action en justice contre la société-mère de Shell, Royal Dutch Shell (RDS). Dans cette affaire, plusieurs associations ont intenté une action groupée contre la multinationale en cessation de l’illicite. En effet, ils accusent la société mère de ne pas satisfaire suffisamment aux réductions de gaz à effet de serre conformément à l’Accord de Paris. Dans cette espèce, il s’agissait de savoir s’il était possible d’engager la responsabilité civile d’une société pour participation au réchauffement climatique.

Pour se repérer 

L’association Les Amis de la Terre (Milieudefensie) a mis en demeure la société-mère de Shell, la Royal Dutch Shell (RDS), en 2018 puis en 2019, pour qu’elle se conforme aux objectifs climatiques fixés par l’Accord de Paris. La société n’a pas agi, elle considérait que les demandes formulées par l’association n’étaient pas justifiées.

Par conséquent, cette dernière ainsi que six autres et 17 379 demandeurs individuels ont intenté une action de groupe en cessation de l’illicite contre la société mère. En effet, les associations considèrent que la politique du groupe Shell ne permet pas une réduction satisfaisante des gaz à effet de serre. Les associations ajoutent que le modèle économique de la multinationale reposant sur l’extraction et la production de pétrole entraîne une atteinte aux droits humains et à l’environnement. Dès lors, les engagements que la multinationale avait pris en matière de réchauffement climatique ne pouvaient être respectés. Les associations se sont fondées sur le devoir de vigilance. Le devoir de vigilance est une norme non écrite issue de l’article 162 du livre VI du Code civil néerlandais. Cet article dispose que celui qui cause un dommage doit le réparer. Cette norme non écrite crée donc une obligation d’observation de diligence raisonnable relative à la détermination de sa politique d’entreprise. Les associations ont appuyé leur demande en diminution de rejet de gaz à effet de serre sur l’Accord de Paris qui pose plusieurs objectifs dont le fait de contenir le réchauffement climatique en dessous de 2°C d’ici 2100, poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5°C, objectif de la neutralité carbone, c’est-à-dire un équilibre entre émissions de gaz à effet de serre et compensation naturelle.

La société mère a déposé une demande en irrecevabilité ou en rejet des demandes. En effet, selon elle, les associations n’ont pas de fondement légal pour intenter une action en justice relative à la réduction de gaz à effet de serre. Elle ajoute que la solution doit être apportée par le législateur. Néanmoins, elle reconnaît la nécessité de lutter contre le changement climatique et de remplir les objectifs de l’Accord de Paris. De plus, elle estime n’être pas la seule responsable du changement climatique, en qualité de partie privée, et qu’un cadre en matière énergétique doit être instauré par la politique gouvernementale.

Pour aller à l’essentiel

L’action est admise contre RDS qui dirige le groupe Shell, composé d’environ 1100 sociétés opérant dans 160 pays en raison de sa forte position politique et de la qualité d’acteur majeur du groupe Shell sur le marché mondial des combustibles fossiles. De ce fait, il est responsable d’importantes émissions de CO2 contribuant au réchauffement climatique et donc à l’existence de dommages environnementaux aux Pays-Bas.

La prise en compte par le tribunal du devoir de vigilance (duty of care) ainsi que du non-respect des engagements internationaux et du droit international notamment les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme respectivement le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale, a conduit le tribunal à consacrer la notion de responsabilité climatique préventive (Ilcheva (A.-M.), “Condamnation de Shell aux Pays-Bas : la responsabilité climatique des entreprises pétrolières se dessine” : D. 2021 p.1968).

La solution apportée par le tribunal de district de la Haye est historique car elle aboutit pour la première fois à l’engagement de la responsabilité civile délictuelle d’une société en raison de sa participation au réchauffement climatique. Dès lors, le tribunal ordonne une mesure préventive, la réduction des émissions de gaz à effet de serre directes et indirectes de 45% d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 2019.

Pour aller plus loin

Pour parvenir à cette décision, le tribunal a analysé plusieurs points le conduisant à engager la responsabilité civile de la multinationale. De ce fait, cette décision marque un tournant historique en matière de justice environnementale.

I. LA RESPONSABILITÉ CIVILE DE LA MULTINATIONALE

Tout d’abord, le tribunal a étudié les conditions de recevabilité des diverses requêtes dont il a été saisi. Le tribunal a ainsi rejeté les requêtes individuelles au motif que le lien de causalité entre les dommages subis par les justiciables et l’action de RDS n’était pas établi de façon précise. Elle rejette également une requête émanant d’une association dont l’objet ne concernait pas la population néerlandaise. Il a admis l’action principale en raison de son intérêt pour la population néerlandaise. En effet, il retient l’existence de dommages environnementaux et de dommages environnementaux imminents aux Pays-Bas, notamment dans la région de Wadden.

Le tribunal engage la responsabilité civile de la multinationale en raison du non-respect du devoir de vigilance, du droit international et des engagements internationaux.

En effet, le tribunal se fonde sur l’article 162 du livre VI du Code civil néerlandais, la norme de diligence non écrite. Cette diligence doit être interprétée en prenant en compte les droits de la personne et des valeurs en raison de l’intérêt fondamental des droits de l’Homme. A cela s’ajoute, l’applicabilité par le tribunal des Principes directeurs des Nations Unis (UNGP), instruments de droit non contraignant faisant autorité en matière de droits de l’Homme. De plus, le tribunal se réfère également aux principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales indiquant que celles-ci doivent mener leurs activités en protégeant l’environnement, la santé publique et la sécurité.

Les sources étudiées par le tribunal ont un caractère universel, de ce fait elles établissent des lignes directrices de la solution apportée par le tribunal.

Le tribunal reconnaît que le changement climatique est d’envergure mondiale, et que RDS n’est pas l’unique responsable. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de dégager la responsabilité climatique partielle de RDS.

Le tribunal a pris en compte le critère de proportionnalité de l’obligation de réduction. En effet, compte tenu de l’envergure mondiale du changement climatique, et bien que le groupe Shell y ait contribué, son obligation ne peut qu’être globale. De ce fait, la réduction n’est pas limitée à un territoire mais est constatée par la réduction des émissions de CO2 émise par le groupe Shell dans sa globalité.

Du fait de son omniprésence sur le marché mondial, le groupe Shell est condamné par le tribunal à une réduction des émissions liées aux activités du groupe conformément à une obligation de résultat mais également à une obligation de moyens. Cela signifie que la société est contrainte de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de façon significative en utilisant tous les moyens mis à sa disposition.

II. UNE DÉCISION INÉDITE MARQUANT UN TOURNANT HISTORIQUE

Par cette décision, les juges ont consacré une responsabilité climatique à l’encontre des entreprises responsables du changement climatique. Bien que leur responsabilité ne soit pas totale, les juges prennent en compte leur impact matériel et politique. La participation au changement climatique est sanctionnable. L’enjeu environnemental est donc réellement pris en compte par le tribunal à l’égard des entreprises.

Les entreprises doivent respecter les droits de l’Homme dans leur ensemble en mettant en place des mesures préventives face aux atteintes de ces droits fondamentaux. Il ne s’agit plus d’une obligation passive du respect des droits de l’Homme mais bien d’une obligation active, “les entreprises devant prévenir, limiter ou si nécessaire remédier aux atteintes des droits humains” (Lepage (C.), “26 mai 2021, Victoire du climat : fronde des actionnaires d’Exxon Mobil et condamnation de Shell au Pays-Bas” : Actu-environnement, 28 mai 2021 : 26 mai 2021, victoire du climat : fronde des actionnaires d’Exxon Mobil et condamnation de Shell aux Pays-Bas).

Le tribunal prend en compte dans sa décision, l’impact environnemental découlant des droits humains. Ces deux notions de soft law sont considérées comme primordiales pour le tribunal et priment sur l’aspect économique des entreprises. En l’espèce, le tribunal ordonne la réduction d’émission de gaz à effet de serre à hauteur de 45% d’ici 2030. Cette condamnation est un préalable, une mesure préventive, à une possible sanction plus importante en cas de non-respect entraînant une atteinte considérable à l’environnement et aux droits humains.

Cette décision du Tribunal de la Haye a été rendue dans la continuité de jurisprudence antérieure en matière environnementale. En effet, dans l’arrêt Urgenda rendu le 20 décembre 2019, la Cour suprême du Pays-Bas prononce l’obligation pour les Pays-Bas eux-mêmes de réduire de manière urgente et significative les émissions de gaz à effet de serre.

Un parallèle peut être fait avec la jurisprudence de l’Etat français, en effet le Conseil d’Etat dans un arrêt Grande-Synthe du 19 novembre 2020 n°427301, contre le Gouvernement français, permet l’invocation dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir d’une convention dépourvue d’effet direct pour interpréter des dispositions nationales. De ce fait, le dialogue processuel est renforcé avec le pouvoir exécutif en matière d’environnement. Plus récemment, le Tribunal administratif de Paris a rendu une décision le 3 février 2021 concernant l’Affaire du siècle dans laquelle elle condamne la France pour préjudice écologique.

Bien que la société ait fait appel de cette décision rendue à son encontre en mai 2022, sa portée reste une avancée en matière de consécration d’une responsabilité climatique.

Sources :

Collin (C.), “Suite et fin de l’affaire Urgenda : une victoire pour le climat” : D. 29 janvier 2020.

Demoy ( C.), Fillion (S.), “Condamnation du groupe Shell aux Pays-Bas : le juge précise la responsabilité civile des multinationales en matière climatique” : CIDCE, le 26 juillet 2021 : Condamnation du groupe Shell aux Pays-Bas : le juge précise la responsabilité civile des multinationales en matière climatique – CENTRE INTERNATIONAL DE DROIT COMPARE DE L’ENVIRONNEMENT

Ilcheva (A.-M.), “Condamnation de Shell aux Pays-Bas : la responsabilité climatique des entreprise pétrolières se dessine” : D. 2021, p.1968

Lepage (C.), “26 mai 2021, Victoire du climat : fronde des actionnaires d’Exxon Mobil et condamnation de Shell au Pays-Bas” : Actu-environnement, le 28 mai 2021 : 26 mai 2021, victoire du climat : fronde des actionnaires d’Exxon Mobil et condamnation de Shell aux Pays-Bas

Maître (M.-P.), “Condamnation d’une société multinationale à réduire ses émissions de gaz à effet de serre” : Gaz.pal. 27 juillet 2021 n°424w6, p.24

“Qu’est-ce que l’Accord de Paris de 2015 sur le climat (COP 21) ?” : Vie publique Au cœur du débat public , le 26 juin 2020, https://www.vie-publique.fr/fiches/274839-quest-ce-que-laccord-de-paris-sur-le-climat.