Claude Lienhard
Professeur des universités
Avocat spécialiste en réparation du dommage corporel
Directeur honoraire du CERDACC
Et
Catherine SZWARC
Avocat spécialiste en réparation du dommage corporel
Libre Chronique – avril 2018
I – Une étude intéressante sur les expertises judiciaires devant les Tribunaux de Grande Instance et les Cours d’appel pour la période 2010 – 2017 :
La Direction des affaires civiles et du Sceaux du Ministère de la Justice a rendu publique une étude sur les expertises judiciaires ordonnées devant les tribunaux de grande instance et les cours d’appel pour la période 2010-2017.
Pour la matière qui nous occupe, à savoir le dommage corporel, on relèvera que trois domaines sont largement concernés : les actions contractuelles (36,7 % du total des expertises), la responsabilité civile (32,8 % du total des expertises) et le droit de la famille (15,2 % du total des expertises).
De manière générale pour la période 2010 à 2017, il y a une tendance à la baisse du nombre d’expertises ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’augmentation du nombre d’expertises amiables contradictoires que l’on constate en dommage corporel. Ces dernières s’effectuent dans le cadre des relations directes entre les conseils des victimes et les compagnies d’assurances. Elles supposent que ces relations interviennent ab initio avant que ne soit engagée une expertise unilatérale laquelle manque totalement de pertinence, aboutit in fine à des expertises judiciaires. Le plus souvent dès lors que victime est conseillée, c’est le circuit amiable, non judiciaire, qui prime.
Le rapport relève une élévation du montant moyen de consignation qui est passé de 1 700 € en 2011 à 5 000 € en 2016, le montant moyen en matière de responsabilité étant de 2 300 € alors qu’il est de 3 000 € environ en droit de la famille et particulièrement élevé dans certaines catégories comme « biens, propriété littéraire et artistique » puisque s’élevant à une moyenne de 6 800 €.
La durée des expertises qui était de 10,3 mois en 2011 est désormais de 15,4 mois en 2014.
Ces données sont néanmoins à prendre avec prudence.
Le rapport » Les expertises judiciaires devant les TGI et CA »
II – Le rapport « Bussière » – Mission sur l’amélioration du dispositif d’indemnisation des victimes de préjudices corporels en matière de terrorisme :
Voilà un rapport important et qui devrait susciter des réactions et, espérons-le, que certaines des propositions débouchent sur des réformes rapidement (Partie 1) (Partie 2).
Les propositions sont au nombre de 10 :
Il est clair que ce rapport qui concerne essentiellement l’architecture de l’indemnisation des victimes d’attentats terroristes a une vocation, d’ailleurs clairement affirmée, plus large et vise à une remise en perspective des dispositifs en matière de réparation des atteintes aux intégrités physiques et psychiques communes à l’ensemble du droit du dommage corporel.
Nous aurons l’occasion d’y revenir.
A première lecture, seules certaines propositions vont retenir plus particulièrement notre attention.
La proposition n°2 vise à publier une nomenclature des postes de préjudice fixée par décret en Conseil d’Etat.
Cette proposition doit être lue en corrélation avec la proposition n°3 qui vise à élaborer et à publier par voie réglementaire un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels.
Ces deux propositions si elles étaient mises en œuvre aboutiraient à figer les postes de préjudices dans leur évolution et le référentiel bien qu’indicatif tendrait à la barèmisation.
Ces deux propositions appellent donc de sérieuses réserves dès lors qu’elles sont de nature à porter atteinte au principe de la réparation intégrale.
Par contre, la proposition n°4, à savoir établir et publier par voie réglementaire une table de capitalisation des rentes, rejoint des préoccupations déjà émises de longue date.
On rappellera qu’il en avait été question lors d’un colloque du 16 avril 2013 consacré à ce sujet par les acteurs de l’indemnisation. M. MORNET, magistrat spécialiste du dommage corporel, avait indiqué qu’une réunion regroupant tous les acteurs du dommage corporel serait organisée par le Ministre de la Justice pour tenter de mettre en place un barème de capitalisation consensuel.
A notre connaissance, ce groupe de travail n’a jamais été installé.
La position adoptée dans son temps par l’ANADAVI est qu’un barème de capitalisation publié par voie réglementaire ne devrait en aucun cas s’imposer au juge qui doit rester libre d’utiliser le barème le plus approprié aux circonstances.
Seule cette liberté garantit l’approche la plus fine en matière de réparation intégrale.
La proposition n°5 visant à séparer la procédure d’indemnisation des victimes d’un préjudice corporel du procès pénal en matière terroriste est réaliste et doit être soutenue.
Elle correspond également à l’état des lieux.
Les propositions 6, 7 et 8 visant respectivement à créer dans le code de l’organisation judiciaire un juge de l’indemnisation du préjudice corporel, à instaurer dans ce code un pôle de la réparation du préjudice corporel et à créer au tribunal de grande instance de Paris un juge de l’indemnisation du préjudice corporel des victimes d’actes de terrorisme doivent aussi être reçues positivement.
Ces propositions doivent néanmoins être mises en relation avec la réorganisation globale des juridictions et leurs spécialisations ratione materiae et ratione loci qui se profilent.
Pour le droit commun du dommage corporel, il faut se méfier d’une situation spécialisée mais monopolistique qui pourrait conforter des comportements idéologiquement marqués dans un sens ou dans un autre et qui empêcherait l’évolution naturelle du droit du dommage corporel lequel a toujours relevé de l’appréciation des juges du fond dans le système qui est le nôtre.
Il faudra veiller également à ne pas trop éloigner les justiciables de leurs juges et il est nécessaire de modifier les règles d’accès aux juridictions par le biais de la postulation en en ouvrant plus largement celle-ci.
Les propositions 9 et 10, visant à instituer une expertise judiciaire unique et opposable à tous les acteurs de l’indemnisation du préjudice corporel des victimes d’actes de terrorisme et à créer une liste nationale des experts spécialisés en matière d’indemnisation de préjudices corporels pour ces victimes, méritent l’une comme l’autre attention un accueil favorable.
Mais là encore il importe d’avoir le souci d’éviter la rigidité.
L’expertise judiciaire unique avec une mission type ne devra pas aboutir à un verrouillage de la mission laquelle devra toujours pouvoir être adaptée in concreto à la situation de la victime.
Le dispositif d’expertise unique en matière de terrorisme, mais dont on peut penser qu’il pourrait par la suite être étendu au droit commun, devra veiller, dans son articulation judiciaire, en cas de désaccord sur le principe de l’expertise amiable, de bien mettre à la charge du Fonds de Garantie, à ce stade, l’avance des frais d’expertise. Il convient également d’aborder clairement la possibilité d’une égalité des armes, en termes d’assistance d’un avocat et d’un médecin de recours spécialisés, ce qui implique une juste et préalable rétribution.
III – Préjudice d’agrément – très utiles précisions :
Par un arrêt du 29 mars 2015 (Civ. 2ème, F-P+B, n°17/14499) la Cour de cassation vient apporter une précision particulièrement pertinente dans le cadre du droit commun de la réparation du dommage corporel en ce qui concerne les éléments constitutifs du préjudice d’agrément.
L’évaluation de ce préjudice ainsi que la détermination de ses éléments constitutifs font souvent l’objet d’assez âpres discussions avec les débiteurs indemnitaires marqués par une certaine rigidité et un manque de liens avec le vécu concret des personnes handicapées.
Il y a souvent beaucoup d’incompréhension.
Une victime, agressée, avait saisi la CIVI de Fort-de-France qui avait retenu l’indemnisation d’un préjudice d’agrément car elle avait été stoppée dans sa progression des sports nautiques qu’elle pratiquait en compétition avant l’agression.
La Cour de cassation rappelle une définition acquise du préjudice d’agrément.
Ce préjudice est constitué par « l’impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs ».
L’ajout de la Cour de cassation consiste dans le fait que ce poste de préjudice inclut également « la limitation de la pratique antérieure ».
Il y a donc bien un avant et un après. Un après différent en régularité, en intensité, voire un objectif différent, ici l’activité étant encore pratiquée après l’agression mais dans un but essentiellement thérapeutique.
Il faudra certes toujours rapporter la preuve de la pratique spécifique d’une activité sportive ou de loisirs et cette appréciation devra toujours se faire in concreto au regard du vécu de la victime et de l’implication de son entourage.
Il y a là un aspect sociologique et culturel.
IV – L’indemnisation de l’atteinte à l’intégrité psychique est distincte de l’indemnisation du préjudice moral :
Un arrêt (Civ. 2ème, 18 janv. 2018, n° 16-28392, non publié au bulletin) rappelle clairement que la réparation d’un préjudice moral, ici le préjudice d’affection découlant de la perte des deux parents, peut tout à fait se cumuler avec la réparation des préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux découlant de dommages psychiques avérés et caractérisés. Ces dommages psychiques peuvent être prouvés et documentés par des éléments médicaux, ici des certificats circonstanciés ou encore par des expertises privées que les juridictions du fond doivent nécessairement examiner dès lors qu’elles sont versées au débat (Civ. 2ème, 7 sept. 2017, n°16-15531), par une expertise judiciaire, ou encore, s’agissant d’éléments factuels, par tout autre élément probatoire, voire le simple récit de la victime, notamment à l’audience pénale.
Les préjudices découlant de dommages psychiques ont vocation à être indemnisés en sus du préjudice moral, quel que soit le fait générateur, qu’il s’agisse d’accidents collectifs, de catastrophes, d’accidents sériels, de violences routières, d’acte criminels ou délictuels, ou encore d’attentats, et ceci aussi bien par les juridictions civiles que pénales et que par les fonds de garantie.
V- Avancées médicales et technologiques :
Le suivi de l’actualité du dommage corporel implique également un regard appuyé sur les avancées technologiques et médicales.
On relèvera le projet « DR « mis au point à l’université d’Alberta au Canada qui permet de lire, à même la peau, une radiographie, le système projetant les images des structures internes sur le corps obtenues par scanner ou par IRM.
L’objectif est de mieux former les médecins à l’anatomie et d’aider les chirurgiens à se préparer à une opération.
On signalera également dans le Figaro Santé (lundi 26 mars 2018 page 11) l’analyse du Pr Patrick GOUDOT concernant les défis liés à la défiguration et aux progrès en matière de chirurgie maxilo-faciale.
Du côté des sciences sociales l’université de Californie, dans des travaux publiés le jeudi 5 avril 2018 dans la revue Neurobiology of Aging (www.neurobiologyofaging.org) rend compte des résultats d’une recherche qui démontre que vivre des événements difficiles tels que des conflits familiaux, des décès ou des difficultés financières accélère le vieillissement du cerveau.
Pour les hommes de plus de 55 ans les constatations de cette étude indiquent qu’un seul événement douloureux peut physiologiquement vieillir le cerveau d’un tiers d’années par rapport à l’âge chronologique de la personne.
Il s’agit d’une étude partielle ne portant que sur des hommes blancs de plus de 55 ans.
Des études supplémentaires doivent être mises en œuvre.
Voilà néanmoins quelques indications intéressantes dès lors que l’on s’interroge sur les pertes de chance de vie (normale) des proches.
VI. Vive la publicité
Le 21 mars 2018, Libération a publié un supplément « L’essentiel – Spécial Dommages corporels » de huit pages. Il s’agit d’un supplément sous forme de publi-articles décrivant par une scénarisation le savoir-faire d’avocats spécialisés ou non mais impliqués dans la réparation du dommage corporel. L’Anadavi rappelant fortement les principes essentiels d’individualisation et de réparation intégrale.
Cette façon de communiquer est une première et s’inscrit dans une libéralisation bienvenue. Il est certain qu’elle inspirera d’autres initiatives.