Eric DESFOUGERES
Maître de conférences (H.D.R.) à l’Université de Haute-Alsace
Membre du CERDACC
Commentaire de Conseil d’Etat 8 mars 2023 Ministre de l’Intérieur (n° 451972 A LIRE ICI ) et Conseil d’Etat 8 mars 2023 Ville de Fréjus (n° 456390 A LIRE ICI )
Ainsi, que nous l’avions souligné, récemment, dans ces colonnes, (Cf. Eric DESFOUGERES « Accident de trajet : quand les limites sont repoussées, il n’y a plus de bornes ! » (commentaire sous CAA Marseille 4 juillet 2022, in JAC n° 222 – décembre 2022 A LIRE ICI) le contentieux des accidents de service et des maladies dans la fonction publique tend de plus en plus, dans un souci de meilleure indemnisation des victimes, à se rapprocher de celui des accidents du travail et maladies professionnelles devant le juge judiciaire, quitte pour ce faire à s’affranchir largement des règles générales traditionnelles de la responsabilité administrative.
Une des dernières illustrations en date réside dans les deux espèces ayant donné lieu à deux arrêts rendus le 8 mars 2023 par le Conseil d’Etat volontairement regroupés dans les mêmes conclusions du rapporteur public Thomas PEZ-LAVERGNE. Dans le premier (n° 451972), une attachée principale d’administration de l’Etat, exerçant ses fonctions à la préfecture de la Corse-du-Sud avait d’une part, le 11 janvier 2017, fait un malaise à la réception du courriel lui confirmant son affectation sur un poste qui n’était pas l’un de ceux pour lesquels elle avait manifesté sa préférence, et d’autre part, développé une pathologie anxio-dépressive. Dans le second (n° 456390 – Yann LE FOLL « Agent victime d’un AVC né des séquelles d’un accident de la circulation imputable au service : un AVC lui aussi imputable au service ! » in Lexbase 15 mars 2023 ; Gaz. Pal. 4 avril 2023 p. 35 « Agent victime d’un accident vasculaire cérébral né des séquelles d’un accident de la circulation imputable au service » obs. Nathalie FINCK et Samuel SEROC), une agent technique, employée par la commune de Fréjus, victime de la circulation, le 21 mars 2013, alors qu’elle était placée en congé de longue maladie dans l’attente de l’avis du comité médical, avait connu une rupture d’anévrisme ayant entraîné un accident vasculaire cérébral. Dans les deux cas, les supérieurs hiérarchiques, confirmés par les juges du fond – à l’exception du jugement du tribunal administratif de Bastia du 3 octobre 2019 (n° 1701297, 1800024, 1800149, 1800295, 1800305 et 1800422) – avaient refusé de reconnaître l’imputabilité au service de ces pathologies. Saisi en cassation, le Conseil n’a cependant pas hésité à contredire les interprétations retenues en parachevant une évolution qu’il avait auparavant largement amorcée (I) et qui avait d’ailleurs été déjà été intégrée par le législateur (II).
I – Deux décisions illustrant l’évolution jurisprudentielle
Les observateurs les plus attentifs de la question ne sauraient être réellement surpris de la censure des jugements des juges du fond tant leur positionnement reposait sur des conditions qui n’ont plus cours (A) sans tenir compte de l’orientation fixée par les juges suprêmes, il y a déjà près de dix ans (B).
A – Deux décisions confirmant l’abandon de l’exigence initiale d’une relation directe, certaine et déterminante
On pouvait retrouver dans la rédaction de plusieurs décisions une formule similaire exigeant pour retenir la qualification d’accident de service qu’il y ait une relation directe, certaine et déterminante entre les fonctions et la pathologie (ex. Cf. pour deux espèces relevant du ressort du tribunal administratif de Strasbourg : CE 7 octobre 1981 Kuhn n° 23724 à propos d’un sapeur-pompier professionnel ayant fait un infarctus du myocarde et CE 20 janvier 1988, Caisse des dépôts et consignations, n° 68300 pour un autre sapeur-pompier, cette fois non professionnel, qui était décédé d’une crise cardiaque alors qu’il venait d’arriver à la caserne à l’appel de la sirène, ou pour des circonstances encore plus proches de celles qui nous intéresse CE 6 décembre 1989, n° 85530 pour un éboueur de Brive ayant tenté de faire rattacher des troubles artériels à un accident du travail dont il avait été victime). Ce raisonnement semblait donc n’être qu’une application de la théorie de la causalité adéquate habituelle en responsabilité administrative. Elle consiste, concrètement, à rechercher parmi les différentes causes possibles d’un événement le fait qui « porte normalement en lui le dommage » (Cf. concl. Yves GALMOT sur CE 14 octobre 1966 Marais, n° 60783 Rec. 548).
Bien que n’apparaissant plus généralement dans les jurisprudences récentes du Conseil d’Etat (a contrario, CE 22 octobre 2021, n° 437254, AJCT 2022 p.181- Gaz. Pal. 2 nov. 2021 p. 39 « Notion de maladie imputable au service et fait personnel de l’agent conduisant à détacher la maladie du service » obs. Nathalie FINCK et Samuel SEROC pour un fonctionnaire territorial souffrant d’un syndrome dépressif) on pouvait bien pourtant retrouver cette exigence initiale dans l’arrêt des juges d’appel (CAA Lyon 25 février 2021, Ministre de l’intérieur n° 20LY00613) ayant donné lieu au recours dans la première espèce commentée.
B – Deux décisions confirmant la consécration du nouveau critère issu du revirement de 2014
L’abandon du caractère déterminant a été officialisé au travers d’un revirement de jurisprudence résultant de l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 juillet 2014 Galan (n° 361820, JCP A 2014 act. 598, AJDA 2014 p. 1461 obs. Marie-Christine de MONTECLER « Imputabilité au service d’un suicide » ; AJDA 2014 p. 1706 note Aurélie BRETONNEAU et Jean LESSI « L’imputabilité au service du suicide d’un fonctionnaire » ; AJCT 2014 p. 622 obs. Olivier GUILLAUMONT « L’imputabilité au service du suicide d’un fonctionnaire » ; RDSS 2014 p. 945 note Loïc LEROUGE « Tentative de suicide et accidents de services : un assouplissement de la jurisprudence »). Concrètement, une fonctionnaire territoriale de Floirac (Gironde) avait tenté de mettre fin à ses jours pendant les heures et sur son lieu de travail et il avait alors été jugé que le suicide ou la tentative doivent être qualifiés d’accidents de service s’il n’existe pas de circonstances particulières conduisant à les détacher de celui-ci. Si de tels événements interviennent en un autre lieu ou à un autre moment, la qualification d’accident de service pourra également être retenue à la condition que le suicide ou la tentative présentent un lien direct avec le service. En a résulté une véritable redéfinition de l’accident de service puisque plus généralement, les juges du Palais Royal ont estimé : « qu’un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice par un fonctionnaire de ses fonctions ou d’une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l’absence de faute personnelle ou de toute autre circonstances particulière détachant cet événement du service, le caractère d’un accident de service. ».
L’évolution apparaît d’ailleurs encore plus nettement dans une autre décision, ayant pourtant beaucoup moins retenu l’attention, rendue une semaine plus tard (CE, 23 juillet 2014 n° 368494) concernant une affection post-traumatique suite à l’agression causée par un usager à une postière marseillaise où les certificats médicaux eux-mêmes ne parlaient que de lien « probable », ce qui n’a pas empêché de le considérer comme direct. On peut retrouver une autre application à travers l’arrêt du 13 mars 2019 (n° 407795 – AJDA 2019 p. 1658 « La difficile identification de la maladie professionnelle psychique de l’agent public » note Fabien TESSON) où une attachée territoriale dirigeant l’EHPAD de Trémentines, rattaché à la communauté d’agglomération du Choletais, avait présenté un syndrome dépressif sévère après une sanction d’exclusion temporaire.
En réalité, un changement avait déjà été amorcé sous l’impulsion de Fabienne LAMBOLEZ, Rapporteur public dans ses conclusions (« Le lien déterminant l’imputabilité d’une maladie à un accident survenu en service doit être direct, mais il n’a pas à être exclusif » in AJFP 2014 p. 159) sous l’arrêt Mme Fonvielle rendu par le Conseil d’Etat le 23 septembre 2013 (n° 353093, AJDA 2013 p. 1888 « La maladie professionnelle n’a pas à être exclusivement liée aux fonctions » obs. Marie-Christine de MONTECLER) au sujet d’une aide-soignante du CHU de Toulouse présentant un état dépressif modéré après un accident de trajet ayant déjà entraîné des contusions musculaires au niveau du mollet et une atteinte du rachis cervical avec port d’une minerve pendant quinze jours. Il avait alors été affirmé que le lien entre la maladie et l’accident survenu en service devait être direct, sans être nécessairement exclusif ce qui constituait une nouveauté. Cette formule a été reprise dans la décision précitée du 23 juillet 2014.
A l’orthodoxie jurisprudentielle des deux arrêts commentés semble bien répondre une volonté avérée du législateur de mieux protéger les victimes de préjudices dans un cadre professionnel en les dispensant de l’impératif de la preuve d’une faute.
II – Deux décisions illustrant l’évolution textuelle
La solution retenue dans les deux arrêts rendus le 8 mars 2023 par le Conseil d’Etat était d’autant plus prévisible qu’elle était contenue en germe dans les réglementations encadrant ce type de situations (A) présentant toujours davantage de similitudes avec le Droit du travail et de la sécurité sociale (B).
A – Deux décisions préfigurant l’application des dispositions législatives reprenant le revirement de 2014
Alors que jusqu’en 2014, l’exigence d’une relation directe et certaine semblait principalement fondée sur les dispositions très générales des articles L. 2 et L. 3 du code des pensions civiles et militaires, cette évolution jurisprudentielle de la notion d’accident de service se retrouve aujourd’hui, au mot près, à l’article L. 822-18 du nouveau code général de la fonction publique qui dispose expressément : « Est présumé imputable au service tout accident survenu à un fonctionnaire, quelle qu’en soit la cause, dans le temps et le lieu du service, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice par le fonctionnaire de ses fonctions ou d’une activité qui en constitue le prolongement normal, en l’absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant l’accident du service. ». Mais, en réalité, auparavant, l’article 10 de l’ordonnance n° 2017-53 du 19 janvier 2017 relative notamment à la sécurité au travail dans la fonction publique avait déjà rajouté un article 21 bis au titre I du statut général de la fonction publique, commun aux trois versants, issu de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (JORF 20 janv. 2017 texte n° 43 commentaire LPA n° 53 du 15 mars 2017 p. 7 Jean-Claude ZARKA « L’ordonnance n° 2017-53 du 19 janvier 2017 portant diverses dispositions relatives au compte personnel d’activité, à la formation et à la santé et la sécurité au travail dans la fonction publique » et pour une des premières applications TA Caen 22 août 2019 obs. in JCP E 2019 act. 588 pour un cas d’anxiété réactionnelle suite à une nouvelle marque de mépris du supérieur hiérarchique)
Même si cette disposition ne se trouvait pas applicable en l’espèce puisque les faits à l’origine de la première affaire remontaient précisément à huit jours avant l’adoption de l’ordonnance alors que ceux de la seconde étaient eux bien antérieurs, elle était très vraisemblablement inconsciemment présente à l’esprit des hauts magistrats au moment de trancher. Mais, concrètement, elles furent bien jugées sur le fondement respectivement de l’article 34 du Titre II (loi n° 84-16 du 11 janvier 1984) relatif aux fonctionnaires d’Etat définissant l’accident de service comme « un événement survenu à une date certaine, par le fait ou à l’occasion du service, dont il est résulté une lésion, quelle que soit la date d’apparition de celle-ci. Sauf à ce qu’il soit établi qu’il aurait donné lieu à un comportement ou à des propos excédant l’exercice normal du pouvoir hiérarchique… » etl’article 57 du Titre III (loi n° 84-53 du 26 janvier 1984) relatifs aux fonctionnaires territoriaux suivant lequel : « … l’imputation au service de l’accident ou de la maladie est appréciée par la commission de réforme instituée par le régime des pensions des agents des collectivités locales… ».
La seule question qui se posait alors consistait donc à savoir si dans les cas présents on pouvait retenir une faute personnelle de l’agent permettant de détacher de l’accident de service. Or en l’occurrence, le Conseil d’Etat se basant sur les certificats médicaux relève bien dans la 1ère affaire (considérant n° 7) l’absence d’antécédents et dans la seconde (considérant n° 5) l’absence d’antécédents neurologiques et vasculaires. L’appréciation semble donc là obéir à une logique assez proche de celle que l’on peut retrouver dans le contentieux de la responsabilité administrative (Cf. Sylvain NIQUEGE « Altercations et accidents de service : comme un parfum de rigueur » in AJFP 2022 p. 179). Pour des un des rares contre-exemple ou l’imputabilité n’est pas retenue, on peut citer l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nancy du 14 décembre 2021 Commune de Dettwiller (Bas-Rhin) (n° 20NC01241, AJPF 2022 p. 116) en raison de l’antériorité du syndrome anxio-dépressif du directeur général des services par rapport à un entretien ayant donné lieu à une altercation. (pour des sentences plus anciennes CE 25 avril 1980, n° 09183 ayant rejeté le lien de causalité directe entre le poids particulièrement lourd du travail et l’infarctus du myocarde à l’origine de la mort du Directeur des services techniques de la Préfecture de Police ; CE 14 avril 1995 n° 142530 pour la même pathologie ayant frappé un inspecteur à la direction régionale des affaires sanitaires et sociales de Marseille alors qu’il rédigeait un rapport à son bureau ; CE 30 décembre 2002, n° 220909 pour le malaise cardiaque fatal à un professeur des universités, praticien-hospitalier de Limoges qui aurait été causé par une surcharge de travail ou encore CE 6 juillet 2007, n° 283254 pour le même syndrome ayant touché un surveillant de prison dans les locaux de la maison d’arrêt sans que soit retenu aucun élément particulier permettant d’établir un lien direct avec la tension nerveuse importante engendrée par les fonctions).
On ne saurait toutefois s’empêcher de voir dans cette réécriture des articles de base et l’interprétation qu’en retiennent les magistrats administratifs un certain rapprochement avec l’attitude de leurs homologues judiciaires.
B – Deux décisions laissant pressentir une assimilation avec les accidents du travail du secteur privé
A l’occasion de la jurisprudence fondamentale de 2014, le rapporteur public Vincent DAUMAS avait, dans ses conclusions, fort judicieusement souligné que la notion d’imputabilité ne traduisait entre le service et l’accident, un lien de causalité aussi strict que celui recherché en droit de la responsabilité entre le fait de l’administration et le dommage dont il est demandé réparation. Un des premiers commentateurs d’une des affaires qui nous intéresse (Clemmy FRIEDRICH « Pas de lien certain exigé pour l’imputabilité au service d’un accident » in JCP A 2023 act. 184) relevait de son côté, que fréquemment les juges continuent à faire preuve de rigueur oubliant que le régime de protection des accidents de service est désormais davantage soumis à des règles relevant du régime de la responsabilité pour risque. Le même auteur avait d’ailleurs dans une affaire précédente parlé d’assonance avec la définition judiciaire de l’accident de service. (Clemmy FREDRICH « Un entretien avec son supérieur est, par principe, exclusif de l’accident de service in JCP A 2021 act. 576 obs. sous CE 27 sept. 2021 n° 440983 suite au syndrome anxio-dépressif développé par la responsable du secrétariat général au service logistique de la marine de Brest ».
Si on regarde effectivement du côté de la jurisprudence judiciaire, on retrouve l’article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale suivant lequel l’accident survenu au temps et au lieu du travail est présumé être un accident du travail, sauf à établir que la lésion a une cause étrangère au travail. (Pour une absence de causalité cf. Morane KEIM-BAGOT « Choc émotionnel au cours d’un entretien préalable au licenciement et accident du travail » in JCP S 2021 comm. 1256 sous Cass. civ. 2ème 9 sept. 2021, n° 19-25.418). La seule différence majeure qui demeure semble donc être que cette présomption d’imputabilité n’exige pas que l’entretien professionnel ait présenté un caractère anormal pour qu’en résulte un accident du service (Cf. Marine FERRERI « Un entretien éprouvant avec son responsable hiérarchique peut-il échapper à la qualification d’accident du travail ? » note sous CA Rouen 13 juil. 2022 n° 19/04967 in Gaz. Pal. 13 déc. 2022 p. 70). Ce qui paraît prendre le contre-pied de l’arrêt du Conseil du 27 septembre 2021 déjà cité (Nathalie FINCK et Samuel SEROC « Ne saurait être qualifié d’accident de service l’entretien entre un agent et son supérieur hiérarchique sauf en cas de comportement du supérieur excédant l’exercice normal de son pouvoir hiérarchique » in Gaz. Pal. 5 oct. 2021 p. 44) et laisse présager une nouvelle harmonisation.